L'ANCIEN CONFLIT
REPUBLIQUE DU BURUNDI
Conseil National pour la
Défense de la Démocratie
Forces pour la Défense
de la Démocratie
Inama y’Igihugu
Igwanira Demokarasi
Ingabo zigwanira
Demokarasi
DOCUMENT N° 1
La nature du conflit burundais :
cocktail politique d’intolérance et
d’hypocrisie
Commission Permanente d’Etudes Politiques(COPEP / CNDD-FDD)
site internet : www.cndd-fdd.org
Juin 2000
"Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression, (...)"
(Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, Préambule, paragraphe 3)
1. Introduction
2. La manifestation objective du conflit et son interprétation divergente par les protagonistes
2.1. La genèse du conflit à l’aube de l’indépendance et les éléments objectifs de son développement postcolonial
2.2. La perception et la présentation du conflit par l’élite tutsi2.2.1. L’occultation systématique du conflit (1962-1988)
2.2.2. La reconnaissance brutale du conflit (depuis 1988)
2.3. La perception et la présentation du conflit par l’élite hutu
3. Les thèses de légitimation respective dans le développement structurel de la violence politique
4. Les prolongements inavoués des thèses de légitimation de la violence politique et les enjeux réellement en présence
4.1. Mise en perspective générale du conflit
4.2. L’échiquier politique de 1966 et son évolution
4.3. La purge anti-hutu de 1969
4.4. La tentative de purge anti-tutsi Banyaruguru en 1971-1972
4.5. Le génocide anti-hutu de 1972 et sa complexité tactique
4.5.1. Le point de départ : une rébellion paysanne dans le Sud du Burundi et une mutinerie militaire à Bujumbura
4.5.2. La répression et le génocide proprement dit4.5.3. Quelques aspects corrélatifs de la rébellion-répression
4.5.4. Une lecture critique des explications officielles
4.5.5. Analyse critique de quelques hypothèses explicatives alternatives
4.6. L’encadrement "sûretard" de la population et la liberté de circulation étroitement surveillée
4.6.1. Le rôle du ministre de l’intérieur4.6.2. Le rôle du chef de la sûreté nationale
4.7. Le "génocide intellectuel" contre les nouvelles générations hutu
4.8. La persécution de l’Eglise catholique
4.9. Les massacres de Ntega-Marangara
5. Conclusion
Annexe 1. Le substrat socio-politique du Burundi dans une perspective historique
Annexe 2. Les exécutions d’hommes politiques au Burundi (1965) : un sévère réquisitoire de la Commission internationale de juristes contre les autorités de Bujumbura
Annexe 3. Lettre du Chanoine A. Picard au Président du Burundi, Michel Micombero, le 15 mai 1972
Annexe 4. Le plan Arthémon Simbananiye d’extermination des Hutu.
1. Introduction
"Le problème burundais est un paradoxe car il n’était pas réellement au début un grave problème. S’il est un pays en Afrique qui pourrait faire preuve d’une grande cohésion de par une culture commune et une histoire commune, c’est le Burundi. Cependant, en raison des manipulations coloniales et des différences idéologiques subséquentes des responsables burundais qui se sont succédés, le problème s’est davantage compliqué, touchant des millions de personnes qui ont injustement trouvé la mort et ceci a entraîné beaucoup de haine et d’amertume non seulement au niveau des groupes mais également au niveau des individus" (Président Yoweri Kaguta Museveni, Arusha, 1998).
Ce constat, que nous devons au leader tutsi actuellement le plus influent de la région des Grands Lacs, est assez révélateur des machinations machiavéliques dont souffre le peuple burundais depuis plusieurs décennies.
Le but de notre réflexion est précisément d’aller au coeur de ces machinations pour tenter de cerner le conflit dans sa globalité, c’est-à-dire sa nature politique et idéologique en interaction sans cesse croissante avec d’autres intérêts : économiques et géostratégiques, visibles et invisibles, aussi bien nationaux qu’étrangers. Pour cela, il nous semble nécessaire de retracer tout d’abord l’évolution du conflit en partant de ses faits irréfutables et de la divergence apparente des acteurs (l’élite tutsi et l’élite hutu) quant à l’interprétation respective de ces événements. Ensuite, il nous semble nécessaire d’expliquer cette divergence en présentant les thèses de légitimation respective qui sont à la base du développement structurel de la violence politique. Mais il semble par ailleurs que ces thèses, quoique de tendance lourdement inamovible, sont sensibles à la conjoncture des complicités ou d’alliances internes et surtout externes. C’est pourquoi nous croyons nécessaire aussi d’examiner sous cet angle l’influence du contexte international ou plus exactement des interventions extérieures les plus remarquables ou les plus significatives.
Cette réflexion politique comprend en somme trois chapitres : -la manifestation objective du conflit et son interprétation divergente par les protagonistes, -les thèses de légitimation respective dans le développement structurel de la violence politique, -les prolongements inavoués de ces thèses et les enjeux réellement en présence.
Aussi, l’on trouvera annexés à cette réflexion quelques documents que nous estimons singulièrement éclairants et partant indispensables pour l’énorme effort de réflexion collective, de dialogue inter-burundais et pourquoi pas de réconciliation nationale qu’ilM faudra tôt ou tard réellement entreprendre.
2. La manifestation objective du conflit et son interprétation divergente par les protagonistes
2.1. La genèse du conflit à l’aube de l’indépendance et les éléments objectifs de son développement postcolonial Le point de départ du conflit burundais est une "unification assassinée" que Michel Elias présente ainsi. "Dans les années soixante, alors que le vent de l’indépendance souffle sur tout le continent, de nombreux partis politiques naissent au Burundi. De cette multitude de partis (21 officiellement agréés), émergent l’UPRONA (Union pour le progrès national) et le PDC (Parti démocrate chrétien). L’UPRONA, dirigé par le Prince Louis Rwagasore est un parti "populiste nationaliste transtribal" qui s’efforce de rassembler les diverses composantes modernistes de la société burundaise. Rwagasore s’évertue de rallier les chefs ganwa des deux clans (bezi et batare) malgré leurs vieilles querelles, mais les Batare préfèrent soutenir le PDC rival. Autour des nobles bezi on trouve dans l’UPRONA tous ceux tant hutu que tutsi qui considéraient le régime colonial comme un obstacle à leur percée politique : des petits commerçants, des arabisés, des représentants des milieux dits "évolués" selon la terminologie coloniale de l’époque.
L’UPRONA "progressiste" collaborait dans la lutte pour l’indépendance avec le parti TANU de Nyerere en Tanzanie et avec le MNC de Lumumba au Congo. On conçoit que du côté de la tutelle belge, on considère que Rwagasore était un nationaliste passionné plus ou moins directement téléguidé par Moscou. Le PDC par contre, proche des princes batare, faisait figure de parti conservateur entretenant de bons rapports avec l’administration coloniale. Signalons encore le Parti populaire (PP) proche des syndicats chrétiens, version burundaise du PARMEHUTU rwandais rassemblant des employés d’Etat et surtout des missions catholiques. Avec le PP et une douzaine de petits partis, le PDC formera un Front commun.
Aux premières élections législatives le 18 septembre 1961, l’UPRONA (80%) remporte une victoire écrasante sur le Front commun (17%). Cette victoire était politiquement logique, elle représentait à la fois une victoire du Roi et celle de son fils aîné Rwagasore contre les Blancs et le clan des Batare. En votant pour Rwagasore, les paysans exprimaient leur sentiment traditionnel de soumission à la famille royale. Dix jours après sa victoire, Rwagasore est désigné comme Premier ministre mais quelques jours plus tard (le 10 octobre 1961), il est assassiné par un homme de main derrière lequel on ne tarde pas à découvrir les deux principaux leaders du PDC. L’assassinat de Rwagasore constitue l’origine d’une dérive qui va conduire, d’une part à la division de l’UPRONA et d’autre part aux premiers affrontements Hutu/Tutsi. Rwagasore, on l’a dit, concentrait sur son image la légitimité monarchique, la lutte anti-coloniale, la modernité démocratique et l’essor de nouvelles couches populaires appartenant aux deux ethnies.
Sa mort prive le Burundi d’un élément unificateur".
Privé ainsi de son chef charismatique, le parti UPRONA se trouve tout à coup en proie à de graves dissensions. Il se scinde en deux tendances irréductibles : d’un côté les députés "modérés" dits de Moronvia, pro-occidentaux et presque exclusivement hutu ; de l’autre côté les députés "progressistes" dits de Casablanca, pro-chinois par moment et presque exclusivement tutsi. Quant au PDC, il est également décapité par le fait que ses dirigeants sont publiquement exécutés à Gitega le 14 janvier 1963. L’embryon des partis politiques né à la veille de l’indépendance disparaît donc avant même que ceux-ci aient pu jouer le rôle qui leur avait été dévolu.
Llac RWEGURA
période, la négation publique de l’existence même des ethnies est une idéologie tellement importante qu’on ne lésine pas sur les moyens pour lui assurer urbi et orbi une assise théorique. Affirmer l’inexistence des identités ethniques est pour la minorité hégémonique d’extraction tutsi le moyen le plus commode de nier son monopole pourtant évident sur le pouvoir politique, économique et culturel.
Pour expliquer alors les crises ethnico-politiques du pays, l’on fit systématiquement le procès d’un facteur exogène (l’impérialisme du pouvoir colonial et des missions chrétiennes), qui a sûrement contribué à l’intrusion de l’ethnisme dans la gestion de l’Etat notamment au Rwanda et au Burundi. Mais le clivage endogène, pourtant apparent dans la littérature orale (contes, dictons, devinettes), indéniablement précoloniale, est purement éludé. C’est ainsi que les thèses de doctorat et les mémoires de licence sur la question réalisés par les Tutsi dans cette période défendent systématiquement ce point de vue.
Ils s’insurgent d’abord contre le "mythe ethnique" (en particulier le "mythe d’une origine hamitique des Tutsi") qui, d’après eux, aurait été créé de toute pièce par la colonisation européenne, surtout belge, en confondant de "simples catégories sociales" du pays avec les "graves caricatures ethniques" twa, hutu et tutsi. Ils affirment donc clairement qu’avant la pénétration européenne, le fait ethnique n’existait pas dans la conscience collective de tous les peuples des royaumes inter-lacustres. Prenant l’exemple du royaume Buganda, Joseph Gahama affirme que "les missionnaires s’efforcèrent de flatter les dirigeants en leur faisant croire que leur origine était différente de celle de leurs sujets".
Ils s’insurgent ensuite contre l’hypothèse classique d’une mise en place des différents types de population par vagues de migrations successives à l’intérieur du Cercle des Grands Lacs. En guise d’alternative, Emile Mworoha suggère une existence originelle simultanée (création spontanée?), au sein du peuplement inter-lacustre, de plusieurs "variétés" économiquement spécialisées et complémentaires (chasseurs, agriculteurs et éleveurs) dont les quelques différences somatiques, d’après l’hypothèse de M. Posnansky qu’il cite confortablement, seraient tout simplement dues à des facteurs sociaux et alimentaires. "On peut penser, dit Posnansky à propos du royaume Nkore, que les fortes différences physiques remarquées entre les Bahima (les éleveurs) et les Baïru (les agriculteurs) sont dues à des facteurs sociaux et nutritionnels sans qu’on soit obligé d’invoquer la migration d’un peuple depuis la corne de l’Afrique. Utilisant surtout une nourriture à forte dose de protéines et préférant du point de vue social de leur mariage des personnes aux caractères physiques déterminés, il est probable que la sélection sociale et naturelle a provoqué des différences physiques qui sont tellement apparentes".
Et pour conforter son point de vue anti-migratoire, Emile Mworoha avance un processus de mutation spontanée qui expliquerait la genèse de système féodal. Il cite d’abord une hypothèse de D.W. Cohen selon laquelle un "inventeur" de la royauté aurait, à l’occasion d’une crise, jailli de l’intérieur des clans et réussi, soit en imposant sa force soit en manipulant les coalitions, à établir un pouvoir supra-clanique au Nord-Est de l’Uganda. Il applique ensuite ce processus génétique aux cas du Rwanda et du Burundi en énumérant une série de légendes, puisées dans la mythologie orale, qui attribuent
En définitive, cette formidable mobilisation intellectuelle de l’élite tutsi visait un objectif précis : le contrôle de l’opinion internationale à son avantage car, un ethnisme délibérément érigé en système de gouvernement ne pouvait durablement fonctionner sans abuser les acteurs internationaux dont le Burundi dépend très largement, nnotamment sur le plan financier.
L’ "Ecole historiographique burundo-française" créée à cette fin dès 1965 est parvenue, effectivement à ancrer cette mascarade politico-idéologique dans l’opinion publique internationale. Cette école est l’oeuvre de l’historien français Jean-Pierre Chrétien, professeur à l’Université du Burundi depuis 1965 et aujourd’hui directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique à Paris. Sa contribution à la connaissance
scientifique de l’histoire du Burundi est incontestable. Mais, son école est contestée, notamment par Roger Botte, Filip Reyntjens et René Lemarchand, pour son diagnostic du conflit ethnique du Burundi contemporain auquel il a consacré plusieurs articles dans des ouvrages collectifs ou dans des revues spécialisées et énormément de communications dans les médias aussi bien burundais qu’européens. Très proche du discours officiel en la matière, ce diagnostic "a incontestablement conforté la position hégémonique des élites au pouvoir et n’a guère servi les intérêts des masses barundi (Hutu et Tutsi) encore moins ceux des chercheurs en sciences sociales désireux de s’instruire objectivement des réalités socio-politiques du Burundi". Cette école fut ensuite prise en relais par le "Centre de civilisation burundaise" créé à Bujumbura en 1978. Ce centre fut lui-même rebaptisé "Institut Rwagasore" en 1988 par le Président Pierre Buyoya pour en faire un "cadre d’éducation et de débat politique pour le parti et l’Etat (...) soit pour apprendre l’histoire du parti UPRONA et ses textes fondamentaux, soit pour débattre de la problématique de la démocratie au sein d’un parti unique".
Tout en niant donc l’existence et l’antagonisme des ethnies, un seul aspect de la question ethnique est cependant admis : le caractère potentiellement contagieux de la révolution rwandaise de 1959. En effet la prise du pouvoir par l’élite hutu du Rwanda a suscité d’emblée chez les Tutsi du Burundi l’obsession de se voir un jour balayés par une tourmente révolutionnaire à la rwandaise. En conséquence pour les plus radicaux d’entre eux, tous les moyens sont bons pour préserver le Burundi d’une telle contagion.
La deuxième phase de la perception tutsi est tributaire d’une certaine perplexité des partenaires étrangers vis-à-vis de cette mascarade politico-idéologique. Suite à la crise maximale de 1972, le protagoniste tutsi perdit en effet, sans s’en apercevoir immédiatement, le credo international quasi-automatique dont bénéficiait jusque-là sa présentation fallacieuse de la dérive ethnico-politique du Burundi. Et pourtant, lors de son départ précipité de Bujumbura en protestation contre le génocide de 1972, le Chanoine A. Picard avait très clairement prévenu le Président Micombero sur ce sujet. "Monsieur le Président, (…) J’ai honte! J’ai honte de vous avoir entendu dire dans votre, message du 8 mai, que l’attitude sympathique des Etrangers prouvait que vous défendiez une cause juste. Non, Monsieur le Président! Vous vous êtes trompé! Les Etrangers n’approuvent pas les sauvageries des tortionnaires gouvernementaux, pas plus qu’ils ne pouvaient approuver les crimes des rebelles. Cela, nous le crierons à la face du monde de toutes nos forces, à la mesure de nos moyens".
Le protagoniste tutsi ne put donc se rendre compte du changement intervenu dans l’attitude de l’opinion internationale qu’en septembre 1988, à la fin des massacres de Ntega-Marangara, car la version présentée par le Président Buyoya ne fut guère acceptée, les yeux fermés et les bouches closes comme celui-ci l’espérait, par les diplomates accrédités à Bujumbura. Ce fut, pour reprendre la formule percutante de Mgr Simon Ntamwana, "un court-circuit qui provoqua la révision du tout au tout". Ainsi, l’hypocrisie officielle sur les ethnies a vécu…
Depuis lors, les ethnies sont officiellement reconnues par tous. Mais cette reconnaissance requiert pour l’élite tutsi la production de mascarades politicoidéologiques de substitution. A l’heure actuelle, deux sont déjà en circulation dans l’opinion publique internationale.
. La première mascarade politico-idéologique de substitution récemment exhibée par le protagoniste concerné (en l’occurrence le Président Pierre Buyoya) est non seulement la survie physique de la minorité tutsi, mais aussi et surtout sa survie politique et économique vis-à-vis d’une "dictature ethnique" qu’exerceraient les Hutu si le changement politique au Burundi consacrait comme ailleurs le principe de "un homme égale une voix de vote". L’on conçoit dès lors que du côté tutsi, tout est bon qui puisse empêcher l’avènement d’un système électoral au suffrage universel qu’on qualifie de "vote ethnique" ou de "recensement ethnique".
L’ "étude d’un système institutionnel adapté au Burundi", commandée en 1996 par la Fondation (de Pierre Buyoya) pour l’Unité, la Paix et la Démocratie, s’aligne précisément sur ce point de vue dans sa proposition sur le mode de désignation du Président de la République. "Dans l’état actuel des choses, un candidat tutsi aussi valable soit-il n’aurait aucune chance d’être élu. Les Tutsi seraient exclus, par le jeu de ce mode d’élection (le suffrage universel direct), de la compétition pour l’accession au poste politique le plus prestigieux et le plus important. (…) Mais pour rester dans la logique démocratique, le Président de la République devrait être élu par le Parlement. Les membres du Parlement, élus par le peuple (directement ou indirectement), pour le représenter dans l’exercice de la fonction législative, sont les plus dignes de confiance pour le représenter à ce niveau".
Et comme d’habitude, la diffusion d’une telle idéologie est sous-tendue par une série de contrevérités dont nous donnons ici un exemple de taille : l’interprétation du résultat de l’élection présidentielle de juin 1993. A ce sujet, il est en effet très regrettable de voir Pierre Buyoya affirmer sans vergogne qu’il perdu cette élection tout simplement parce qu’il n’avait pas l’ethnie qu’il fallait, et omettre superbement les vraies raisons de son échec électoral comme la très longue gestion chaotique du pays par son parti UPRONA et surtout les massacres de Ntega-Marangara (1988) ainsi que les massacres de Cibitoke-Bubanza-Bujumbura (1991) réalisés par les forces armées sous sa propre magistrature suprême.
. La deuxième mascarade politico-idéologique de substitution est singulièrement surprenante car son adoption aujourd’hui contraste très violemment avec le rejet catégorique de celle-ci par l’élite tutsi au cours des années 1962-1988 : c’est "le mythe de l’origine hamitique des Tutsi".
L’on se doutait depuis un certain temps de l’existence d’une démarche diplomatique très discrète allant dans le sens d’une sensibilisation des organisations juives mondiales et de l’Etat hébreux sur une consanguinité et une culture commune entre les Juifs et les Tutsi. Le doute vient d’être dissipé grâce à une conférence initiatique tenue à Louvain-la-Neuve (Hôtel Mercure de Lauzelle) le 10 octobre 1999 par une organisation tutsi dénommée "Institut de Havila" sur le thème de "la prophétie du "bâton" qui est celle du retour de la mémoire perdue des peuples hébraïques de Havila (la région des Grands Lacs (…), une véritable liturgie du souvenir telle que la vivaient quotidiennement les Batutsi du temps de Rwabugiri". Selon les principaux responsables de l’organisation (Monsieur Jean Bwejeri, Maître Matthias Niyonzima, Capitaine Richard-Delvaux Ciramunda et Monsieur Gaspard Kirombo), apparemment d’obédience PARENA (Parti pour le redressement national) dont ils louangent abondamment le Président-fondateur Jean-Baptiste Bagaza, l’objectif de l’institution Havila est "de restituer et de faire revivre la mémoire perdue des douze codes hébraïques qui ont caractérisé, depuis des millénaires, la civilisation des peuples kushitiques de l’Abyssinie méridionale (Rwanda, Burundi, Buha, Ankole, Buhavu, etc.) établis aux confins des sources sacrées du Nil Blanc et gardiens des mines du Roi Salomon".
Mais derrière cette façade culturelle, se cache en réalité un effort de mobilisation politique et géostratégique de tous les peuples africains d’apparence tutsi : Peuls du Sahel ; Ethiopiens, Somaliens, Erythréens… de l’Abyssinie et de la Corne de l’Afrique ; et autres variétés tutsi de l’Afrique centre-orientale. L’on insiste beaucoup effectivement, dans le compte rendu précité, -(1) sur "la connexion mémorielle des peuples shebatiques du Nil Blanc : Havila (Grands-Lacs) et du Nil Bleu : Guihon (Ethiopie, Somalie, Erythrée, Ogaden, Ghana, Nigeria, etc.), c’est-à-dire les peuples qui revendiquent l’héritage africain de la Reine de Saba et du Roi Salomon", -(2) sur "l’intervention politique et diplomatique pour les questions relatives au destin des peuples de Havila", -(3) sur "un observatoire de la situation sécuritaire et stratégique que vivent les peuples shebatiques de Havila" et -(4) sur cette ultime recommandation "d’avoir l’oeil rivé sur les contradictions de l’histoire présente, faites de crise transitionnelle, d’affrontements armés et de continuation de la Shoah".
Il faut donc conclure que cette démarche n’est pas une aventure isolée. "A la veille du troisième millénaire, affirment les responsables précités, la réunification physique des tribus perdues de Havila, de Guihon et du Fouta Djalon sera célébrée par le gigantesque festival d’AGULERI dans l’Igboland, qui aura lieu pendant 10 jours, du dimanche 24 octobre au mardi 2 novembre, c’est-à-dire dans la période désignée par les textes bibliques pour la tenue de la Soukkot-Umuganuro, qui est la fête centrale des peuples hébraïques depuis la sortie de l’esclavage d’Egypte. Organisé par la Coordination continentale de l’African Hebrew Organization et du KSSF (King Salomon Sephrardic Federation, ce festival prophétique de Sukkot-Umuganuro réunira les ressortissants des 34 royaumes post-Zagwe autour d’une même célébration matérielle de l’ancienne Alliance hébraïque. Pour la première fois depuis la destruction du Temple de Salomon, et cette fois-ci, aux confins occidentales des possessions de la Reine Saba, les délégations venues de Havila, de Guihon, et de la diaspora juive rassemblée dans le Groupe industriel "RIVKIN TECHNOLOGY", les Enfants de l’Arche, perdus dans Guihon, dans Havila, et autour du Fouta Djalon, célébreront ce qui leur reste des mystères des Tabots".
2.3. La perception et la présentation du conflit par l’élite hutu
Du côté hutu, le syndrome ethnico-politique du conflit, à savoir la ségrégation ethnique (y compris l’élimination physique des concurrents réels ou potentiels) dans l’exercice du pouvoir d’Etat est très clairement affirmé dans l’analyse du développement postcolonial du conflit burundais.
Ainsi, d’après les Hutu, l’objectif des régimes militaires tutsi qui consiste à exclure toute participation de la majeure composante du peuple burundais à la conception et au pilotage de son destin s’est concrétisé suivant trois axes de réalisation.
. Déploiement d’un dispositif de provocation-répression chargé d’entretenir en permanence un climat déprimant de suspicion et de peur : incarcérations légalement injustifiées, tortures et même assassinats de syndicalistes, d’élites politico-administratives, de commerçants, de religieux, d’étudiants, de lycéens, d’écoliers… dont l’attribut commun est l’appartenance à l’ethnie hutu. Cette violence n’est jamais traitée par la justice burundaise.
. Désinformation systématique et violence psychologique (ridiculisation, diabolisation, déshumanisation,…) dans tous les espaces médiatiques (radio, télévision, presse écrite et meetings hebdomadaires obligatoires du parti unique UPRONA).
Même le haut clergé de l’Eglise catholique, autorité morale la plus influente du pays, a été pris longtemps au piège car son bimensuel Ndongozi y’Uburundi ne s’est pas significativement démarqué du discours officiel sur la question du pouvoir exercé totalement et brutalement par une petite minorité d’extraction tutsi.
Et il y a pire. Il y a d’abord les homélies partisanes de Mgrs André Makarakiza et Michel Ntuyahaga sur les événements de 1972. Il y a ensuite les homélies également partisanes de Mgr Bernard Bududira sur le PALIPEHUTU en 1992. Il y a aussi la "lettre ouverte à la Hiérarchie catholique du Burundi", écrite en janvier 1994 par plus de 70 chrétiens burundais vivant dans différents pays (Allemagne, Belgique, Burundi, France, Italie et Suisse), indiquant que le Haut clergé catholique du Burundi est laxiste à l’égard des prêtres tutsi qui, non seulement relaient les discours mensongers de l’élite politico-militaire tutsi, mais utilisent le prestige de la "Conférence épiscopale" pour faire passer ceux-ci dans les organes de presse occidentale. Ainsi en novembre 1993, deux abbés (Adrien Ntabona et Simon Ruragaragaza) ont lancé délibérément et en toute impunité l’opinion occidentale sur une fausse piste, et cela au nom de la Conférence épiscopale, en affirmant sans vergogne que "les Hutu perpétrèrent sur les Tutsi un génocide sélectif" ou encore que "l’intervention des militaires (en clair : leur déferlement sauvage sur les quartiers populaires des villes ou sur des collines bien ciblées des campagnes) n’était destinée qu’à ramener le calme là où elle était appelée de façon pressante". Mais le cas le plus scandaleux du sérail catholique du Burundi aura été celui du frère dominicain Déo Niyonzima, bien connu pour avoir monté en 1993 la fédération des milices tutsi appelée "Solidarité jeunesse pour la défense des droits des monorités" (SOJEDEM) et qui garda plusieurs années son statut ecclésiastique sans se faire rappeler à l’ordre par sa hiérarchie.
. Au fur et à mesure que son exclusion et sa persécution se précisaient, l’élite hutu essaya d’y faire face en recourant discrètement, comme l’élite tutsi, à des procédés identitaires. Ainsi naquit, au sein des élites burundaises, un engrenage implacable de crispations ethniques fondé pour les Tutsi sur le pouvoir sans partage à conserver intact et pour les Hutu sur la juste participation politique à conquérir.
Des initiatives à charge de quelques éléments de l’élite hutu, du fait d’une conscientisation qui se voulait hâtive tout en demeurant clandestine, ont été maladroites : violences de Muramvya en octobre 1965 et violences de Bururi en avril-mai 1972. Elles ont donné au pouvoir tutsi les opportunités attendues de réaliser sur l’ensemble du pays un génocide sélectif répété qui, depuis la crise maximale de 1972, a creusé un gouffre entre les deux communautés : 300.000 morts en avril-mai 1972 et à peu près 300.000 exilés sur une population totale de 3,7 millions d’habitants.
C’est cette année en effet que la purification ethnique de l’armée, déjà réalisée précédemment (1965 et 1969) au niveau des officiers, fut étendue au niveau des sous officiers et des hommes de troupes. C’est également cette année que les élites hutu furent éliminées depuis les ministres jusqu’aux instituteurs et écoliers en passant par tous les paliers possibles et imaginables : agents de l’administration centrale, de l’administration territoriale, d’entreprises publiques et privées, nombreux prêtres et autres religieux catholiques, pasteurs protestants, artisans, petits commerçants, etc.
C’est aussi en 1972 que l’on prit conscience de la réalité d’un plan d’extermination/égalisation de l’ethnie hutu élaboré quelques années auparavant par les ministres André Muhirwa et Arthémon Simbananiye. Ce plan vise à littéralement égaliser les deux ethnies sur le plan démographique, c’est-à-dire à couper ce qui dépasse dans l’ethnie hutu, en commençant par les Hutu instruits. Ce plangénocide, appelé "plan Arthémon Simbananiye d’extermination des Hutu" fut découvert et officiellement dénoncé à titre préventif par le ministre de l’information Martin Ndayahoze auprès du Président Micombero en 1968. Mais cette démarche préventive fut vaine car l’on sait que le plan fut rigoureusement appliqué quatre ans plus tard (1972) ; et Martin Ndayahoze en fut lui-même une des premières victimes.
C’est enfin à partir de 1972 que la ségrégation ethnique a été fermement organisée au sein du système éducatif burundais contre les nouvelles générations jusqu’à érection de facultés universitaires exclusivement réservées aux Tutsi : "génocide intellectuel". Faut-il illustrer ceci par un exemple? La faculté de droit est depuis lors discrètement interdite aux Hutu avec pour conséquence la purification ethnique de la magistrature judiciaire et du barreau du Burundi. Ainsi tout crime, même de sang, de guerre ou contre l’humanité, commis en cachette ou au grand jour par un Tutsi sur un ou plusieurs membres de l’ethnie hutu n’a aucune chance d’être poursuivie : le Burundi est pour cela un paradis de l’impunité pour les crimes de génocide et autres crimes contre l’humanité.
3. Les thèses de légitimation respective dans le développement structurel de la violence politique
Comme nous l’avons laissé entrevoir dans les lignes qui précèdent, l’attitude de l’élite tutsi dans ce conflit est fondée sur le pouvoir absolu à préserver, par la ruse sinon par la violence, de tout partage démocratique ; tandis que l’attitude de l’élite hutu est motivée par sa juste participation politique à conquérir, y compris par la violence si nécessaire. C’est pourquoi deux thèses de légitimation s’affrontent dans l’arène de mobilisation respective des troupes. D’une part, côté tutsi, il y a la thèse du "péril hutu" (traduction d’une aversion du partage démocratique du pouvoir et d’une peur obsessionnelle du changement politique par le biais d’une révolution sociale) dont il faut à tout prix se prémunir ; et d’autre part, côté hutu, il y a la thèse de l’exclusion d’une immense majorité de la population allant jusqu’aux "génocides sélectifs" en passant par la "confiscation cynique du pouvoir". L’interaction des deux thèses dans le développement récurrent du conflit mérite d’être élucidée. Pour cela, l’étape initiale (1961-1965), qui est d’ailleurs la plus tactiquement sophistiquée, servira de support empirique à cette démarche ; les étapes suivantes n’étant que des copies plus ou moins corrigées de celle-ci.
Pour liquider l’expérience démocratique que l’élite tutsi considère comme le point de départ du "péril hutu", celle-ci entreprit dès 1961, souvent avec la complicité du Roi Mwambutsa qui dissimulait à peine sa détermination de récupérer l’intégralité de ses prérogatives ancestrales sur l’exécutif et le législatif, la sape des bases institutionnelles de l’Etat notamment du parlement qui détenait l’essentiel du pouvoir dans cette monarchie constitutionnelle à l’image du Royaume de Belgique de cette époque. Cette démarche consista à rendre le pays ingouvernable en violant souvent la loi pour ainsi enrayer, à terme, le processus démocratique suivi par le Burundi à l’aube de l’indépendance.
C’est ainsi qu’en octobre 1961, contrairement à l’attente générale, ce ne fut ni Pierre Ngendandumwe (Hutu, Vice-Premier ministre), ni Paul Mirerekano (Hutu, "dauphin" du Prince Louis Rwagasore) que le Roi nomma au poste de premier ministre en remplacement de Rwagasore assassiné, mais son gendre André Muhirwa (un prince du clan des Batare rallié au Roi par voie matrimoniale et au parti UPRONA construit autour des princes bezi). André Muhirwa présenta alors un gouvernement comptant 3 Hutu sur 10. Mais ce n’est pas tout. C’est sous ce gouvernement Muhirwa que fut créée la Jeunesse Nationaliste Rwagasore (JNR), un mouvement discrètement armé et intégré au parti UPRONA. C’est cette JNR qui, les 7 et 14 janvier 1962, massacra à Kamenge (Bujumbura) quatre syndicalistes hutu proches du PP : Jean Nduwabike, Séverin Ndinzurwaha, Basile Ntawumenyakaziri et André Baruvura. C’est cette même JNR qui, en été de la même année, enterra vivant Mathias Miburo, bourgmestre hutu de Muramba en province Muyinga.
Tous ces crimes ayant été commis, d’après le Courrier d’Afrique, avec la bénédiction et le soutien direct du Premier ministre ganwa André Muhirwa, l’on comprend que leurs auteurs n’aient pas été directement inquiétés. C’est seulement sous le gouvernement éphémère du Premier ministre hutu Pierre Ngendandumwe (du 18 juin 1963 à fin-mars 1964) qu’ils furent identifiés, puis arrêtés et même "condamnés à mort ou à de lourdes peines par un tribunal régulier" ; mais sous le gouvernement du Premier ministre tutsi Albin Nyamoya (du 31 mars 1964 à mi-janvier 1965), ils furent tous graciés, puis aussitôt relâchés et immédiatement réintégrés dans leurs fonctions. A partir de ce moment, les leaders hutu, politiques et syndicaux, ne connurent plus, en dehors de quelques périodes d’accalmie, que vexations, mauvais traitements, emprisonnements, tortures et assassinats ; certains durent choisir entre l’exil et la mort.
A la même époque, le premier évêque catholique hutu, Mgr Gabriel Gihimbare, fut assassiné à coup de fusil, la veille de son sacre (voir les circonstances de cet assassinat au tableau 1). Cependant, à l’intérieur, la résistance hutu contre les abus du pouvoir tutsi s’esquissait, les partis politiques (y compris l’UPRONA) se préparaient aux prochaines élections législatives en tenant compte notamment de cette problématique. Impressionné néanmoins par la puissance croissante des réactions populaires face au régime de terreur instauré par le Premier ministre Nyamoya, le Mwami Mwambutsa nomma de nouveau un premier ministre hutu en la personne de Pierre Ngendandumwe. Mais tout modéré et monarchiste qu’il fût, Pierre Ngendandumwe fut assassiné le 15 janvier 1965, quatre heures à peine après la proclamation de son gouvernement. Il fut abattu par un tueur (un Tutsi réfugié rwandais : Joseph Gonzalvès Muyenzi) à la solde de Tutsi burundais qui n’acceptaient pas son gouvernement composé de 6 Hutu et de 7 Tutsi. Comme pour les assassinats précédents, les assassins de Pierre Ngendandumwe, n’ont pas été réellement inquiétés. Ils furent eux aussi identifiés, puis arrêtés, mais assez rapidement relâchés, à l’exception de l’auteur physique du crime qui prit la fuite en Ouganda où il finit par être mystérieusement assassiné (lapidé dans la prison de Makindye!) en 1968.
Un autre fait très significatif de la dérive ethnique dans la gestion de l’Etat burundais au cours de cette période est la marginalisation systématique de Paul Mirerekano (Hutu du groupe Moronvia) par le Premier ministre André Muhirwa (Ganwa ou Tutsi du groupe Casablanca). Le témoignage que voici, donné par Léonce Ndarubagiye, laisse clairement entrevoir les motivations ethniques de cette marginalisation. "A la formation de son gouvernement, Louis Rwagasore avait pressenti Mirerekano comme ministre de l’agriculture et de l’élevage ; puis il se ravisa et dit à ses amis qu’il confierait à son ami Paul la Présidence du parti UPRONA, pour empêcher à ce parti de se saborder après la victoire. Quand il l’apprit, Mirerekano accepta la proposition. Dès son retour au pays (il était en exil à Léopoldville depuis le 30 juin 1960 car il était menacé d’emprisonnement, comme bon nombre de dirigeants de l’UPRONA, par la police coloniale), il réclama sans succès ce poste qui lui revenait. Mirerekano avait tant fait pour ce parti. Ce sont ses fonds propres qui alimentaient la caisse de l’UPRONA avant les fonds du TANUNyerere et du grec Steven (basé au Tanganyika Territory). Muhirwa lui refusa la présidence du parti UPRONA et osa prononcer ces paroles fort significatives : moi vivant, un Hutu ne dirigera jamais notre parti. On rapporta à Mirerekano la petite phrase et il avait compris. Il convoqua un meeting (le 25 août 1962) pour réclamer les élections du parti en remplacement des anciens responsables qui occupaient les postes dans l’appareil de l’Etat. En réponse, Muhirwa ordonna son arrestation pour avoir tenu un meeting sans autorisation. C’était parti! Quelques gendarmes du commissariat le libérèrent et le reconduisirent chez lui en triomphe. Averti, le Mwami qui était somme toute un homme libéral, s’en mêla pour calmer le jeu. Il téléphona à Mirerekano et lui demanda de venir immédiatement au palais. Mirerekano, audacieux, s’y rendit à pied exprès pour se faire escorter par les soldats mutins et pour que nul ne l’ignore. Après avoir écouté attentivement les revendications de Mirerekano et ses plaintes contre le Premier ministre Muhirwa et après avoir compris le bien-fondé de ses propos, le Mwami demanda aux responsables de l’UPRONA de procéder à ces élections qu’il réclamait. Muhirwa, toujours tricheur, fit convoquer ces élections à Muramvya (le 14 septembre 1962) mais il ordonna à la police de boucler la ville et de renvoyer tous les délégués susceptibles de voter pour Mirerekano à l’entrée de la ville. Puis il envoya ses hommes à lui, voter. Malgré les consignes, Muhirwa fut déçu puisque c’est un Hutu Joseph Bamina qui fut élu à la présidence du parti, tant il est vrai que Bamina était encore son allié, mais plus pour longtemps. Mirerekano lui-même, grâce à sa popularité, fut élu comme un des trois vice-présidents avec Muhirwa et Siryuyumunsi".
En remplacement de Pierre Ngendandumwe assassiné en janvier 1965, Joseph Bamina fut placé à la tête de la même équipe gouvernementale ; mais ce gouvernement était minoritaire au Parlement car, une fois de plus, les Tutsi du groupe Casablanca avaient manoeuvré pour que la conduite de l’Exécutif ne soit confiée ni au Hutu Paul Mirerekano, ni au Tutsi Thaddée Siryuyumunsi, tous deux du groupe Moronvia.
Ainsi, le pays était devenu ingouvernable. Et pour tenter de clarifier la situation, le Roi ordonna des élections législatives anticipées pour le 10 mai 1965. Si l’on observe les résultats de ces élections sous l’angle ethnique, les Hutu en étaient vainqueurs avec une majorité confortable : 23 députés sur 33 et 10 sénateurs sur 16 sont Hutu. Pour les Tutsi, l’issue de ce scrutin était totalement inacceptable et ils le firent clairement savoir au Roi. D’après la constitution, celui-ci aurait dû respecter le verdict électoral : investir le nouveau parlement et le nouveau sénat, puis désigner un premier ministre issu de cette majorité. Revenant plutôt à la vieille tradition d’une monarchie de droit divin, il confia à son cousin, le Prince Léopold Bihumugani (alias Biha), le poste de premier ministre alors qu’il n’appartenait à aucun des deux partis vainqueurs (l’UPRONA et le PP). En plus, le 2 septembre 1965, le Roi promulgua un arrêté-loi réduisant le nombre de communes de 181 à 78, abolissant l’élection des bourgmestres et instaurant la nomination pure et simple de ceux-ci par l’Exécutif. Cette démarche visait sans aucun doute le rétablissement de la mainmise tutsi sur l’administration locale par le biais d’une réduction des Hutu à néant dans le pouvoir local.
Face au mépris systématique de la loi fondamentale et des règles démocratiques, un groupe de parlementaires hutu adressa au Roi le 28 septembre 1965 une lettre de protestation, notamment contre l’arrêté-loi du 2 septembre 1965, mais en vain. Aussi, une mutinerie de quelques officiers hutu de l’armée et de la gendarmerie éclata le 18 octobre 1965 vraisemblablement dans le but de mettre fin au régime monarchique. Simultanément, des paysans hutu se soulevèrent dans la commune de Busangana (province de Muramvya dont Paul Mirerekano est originaire) et quelques centaines de Tutsi y furent tués. La répression du gouvernement, sous la conduite du Secrétaire d’Etat à la défense (le capitaine Michel Micombero), fut très largement disproportionnée. Tous les députés et sénateurs hutu furent pourchassés et, si appréhendés, exécutés sans procès. Il en fut de même pour les officiers et les syndicalistes : 80 personnes furent fusillées au Stade Rwagasore en plein centre de Bujumbura (voir annexe 2). Quant à la province de Muramvya, des communes entières furent rasées ; certaines publications signalent même une extension plus ou moins discrète de la répression sur l’ensemble du pays. Le bilan de ces opérations aurait été de 5.000 morts et d’à peu près autant de réfugiés dans les pays voisins.
Le Mwami Mwambutsa, cédant à la panique, chercha refuge au Congo (à la sucrerie de Kiliba non loin d’Uvira) avant de choisir l’exil définitif en Europe. Mwambutsa cependant, refusa d’abdiquer en faveur de son fils héritier Charles Ndizeye. On assista alors à une situation ubuesque : un royaume sans roi, un gouvernement sans premier ministre et une administration en état de déliquescence! En fait, les véritables détenteurs de l’autorité appartenaient à un groupe assez disparate composé de fonctionnaires, de militaires, de chefs syndicaux et dirigeants de la JNR ; tous d’origine hima ou tutsi. Tout en expédiant les affaires courantes, leur attention se porta naturellement sur le problème de la succession. C’est finalement le Prince Charles Ndizeye qui fut choisi pour succéder à son père sous le nom dynastique de Ntare V. Les paroles prononcées par Ntare peu de temps avant son intronisation, en particulier qu’en vue "de mettre fin à quatre ans de chaos et d’anarchie il avait décidé de prendre en mains les destinées du royaume" traduisaient mal la réalité de la situation car, Charles Ndizeye était l’instrument choisi par les "Jeunes Turcs" (l’expression est de René Lemarchand et David Martin à qui nous avons emprunté l’essentiel de ce paragraphe) pour stabiliser leur propre situation, et non le contraire. Lorsque le capitaine Micombero fut formellement investi des fonctions de Premier ministre par le Souverain, ceux-ci savaient désormais à quoi s’en tenir : c’est Ntare qui était l’obligé et le tributaire de Micombero et non l’inverse. Mais Ntare refusa à tout prix de voir reculer son pouvoir personnel ; aussi, son règne fut-il de courte durée… Le 28 novembre 1966, alors qu’il se trouvait à Kinshasa, Ntare apprit à la radio que l’armée l’avait destitué et instauré la République.
4. Les prolongements inavoués des thèses de légitimation de la violence politique et les enjeux réellement en présence
Dans le chapitre précédent, nous avons relevé un processus politique de désintégration ethnique du Burundi dont le coup d’envoi fut l’assassinat du Prince Rwagasore en octobre 1961. Nous avons aussi situé son point de non-retour dans les événements d’octobre 1965. Et faute de dirigeants solidement voués à l’intérêt général, ce processus de désintégration s’est empiré dans des proportions si effrayantes que nombreux sont, acteurs et observateurs, qui se demandent si, depuis fin-octobre 1993, Hutu et Tutsi peuvent encore vivre ensemble…
Mais comme l’a si bien noté Michel Elias, nous pensons "que l’ethnisme au Burundi n’est qu’un symptôme ; que la maladie s’appelle domination des privilégiés et injustice sociale ; et que seule la démocratie permettra de sortir de la spirale infernale de l’ethnisme". En conséquence, nous croyons que la tragédie ethnique du Burundi n’est qu’un épiphénomène d’un conflit resté longtemps inavoué, du moins par l’une des parties en cause ; celle-ci préférant la fuite en avant et parfois jouant le tout pour le tout au lieu d’adopter une attitude prudente mais constructive susceptible de donner à terme une issue positive au conflit. Ce conflit s’appelle contrôle du pouvoir par une petite classe de privilégiés au mépris aveugle ou cynique de l’intérêt général (le développement équitable de la société burundaise) et au service éhonté d’intérêts ethniques, claniques et/ou locaux ; c’est-à-dire au service d’un apartheid à deux niveaux : ségrégation ethniste à l’échelle nationale et ségrégation régionaliste ou clanique à l’échelon sub-national ou local.
Dans ce chapitre, nous comptons alors examiner sous l’angle de cet apartheid l’évolution socio-politique du pays depuis la proclamation de la République, c’est-à-dire depuis qu’une minorité oligarchique a clairement absorbé l’Etat burundais, jusqu’au moindre recoin de son territoire et de son administration, en utilisant une idéologie progressiste au niveau du discours, mais ethniste et régionaliste dans les faits, portée par une "Armée-Etat" usant le parti unique UPRONA comme caisse civile de résonance. Nous nous pencherons donc sur le développement réel du conflit sous les trois régimes militaires upronistes, mais seulement dans la période correspondant aux régimes Micombero, Bagaza, plus la première année du régime Buyoya, soit 1966-1988. Cette période se distingue par un mélange d’affrontements interethniques et d’occultations systématiques du conflit par le pouvoir. Quant aux périodes plus récentes, elles ont été le théâtre d’affrontements, de reconnaissance du conflit et d’opportunités plus ou moins truquées ou plus ou moins sérieuses pour sa résolution ; c’est pourquoi elles rentrent dans l’objet d’un autre document de réflexion publié sous le titre "Initiatives de résolution du conflit burundais : les méthodes utilisées et les résultats obtenus".
4.1. Mise en perspective générale du conflit
Derrière sa façade ethnique, le conflit burundais est en réalité une lutte acharnée pour le contrôle du pouvoir politique. La transformation radicale des instances suprêmes du pays dans la période considérée est, on ne peut plus clair sur ce point. C’est ce que révèlent en tout cas les données du tableau 2 extrait d’une étude publiée par "Icabona - le témoin" en juillet 1988 sur l’évolution de la structure ethnique des divers centres du pouvoir au Burundi entre 1965 et 1987.
GRÀFIC =
Le contrôle du pouvoir politique, pleinement réalisé au profit exclusif d’un petit groupe politico-militaire d’extraction tutsi à partir d’octobre 1965, fut par la suite concentré entre les mains d’un groupe relativement encore plus petit d’extraction clanique et locale : le clan hima essentiellement de la province de Bururi ; et à l’intérieur de celle-ci, les principaux privilèges reviennent aux natifs de trois communes : Rutovu, Matana et Vyanda.
A son tour, cette confiscation du pouvoir politique a induit une mainmise ethnique, clanique et locale très rude sur tous les secteurs importants de la vie nationale : l’économie, l’éducation, l’administration publique et parapublique notamment la justice, l’information, la sûreté de l’Etat, l’armée, la gendarmerie nationale et la police municipale. L’Etat a donc pris une dérive ethnico-clanique et régionaliste bien délibérée qui a fini par enfermer la société burundaise dans un engrenage de génocide périodique visant à exclure les Hutu (et dans une moindre mesure les Tutsi non- Bururiens) de tous les secteurs de la vie moderne sous le prétexte stupéfiant de protéger la minorité tutsi !
Grâce au tableau 3, l’étude susmentionnée atteste de manière accablante cette ségrégation au niveau ethnique. Ainsi, pour prendre l’exemple de l’an 1 du régime Buyoya, les 31 membres du Comité militaire de salut national (le noyau dirigeant de l’Armée-Etat) sont des Tutsi sans aucune exception. Sont également tutsi 94% des cadres du parti unique, 95% de la magistrature assise, 98% des directeurs d’entreprises ou de sociétés de développement, 88% des enseignants à l’Université. Même appartenance ethnique pour 14 ministres sur 19 (les 5 ministres hutu se voyant imposés des chefs de cabinet tutsi), 12 gouverneurs de province sur 15, 20 ambassadeurs sur 22, 19 directeurs d’hôpitaux sur 20 et 5 évêques catholiques sur 7.
L’armée et la magistrature debout poussent jusqu’à l’absolu cette discrimination : 99,5% des officiers sont tutsi, 99,7% des sous-officiers et des soldats, 100% des procureurs et des officiers et inspecteurs de police judiciaire.
Sur le plan donc de la ségrégation ethnique, la convergence des régimes militaires successifs ne fait aucun doute. Après le génocide anti-hutu de 1972, le régime Bagaza (1976-1987) ne changea rien à cette orientation. Comme le note si bien Christian Thibon, "la deuxième république nia officiellement le fait ethnique et opta pour un développement qui de lui-même évacuerait les tensions sociales". La première année du régime Buyoya, c’est-à-dire entre le coup d’Etat de septembre 1987 et le "courtcircuit" politico-diplomatique créé par les massacres de Ntega-Marangara en aoûtseptembre 1988, c’était pareil. En réalité, le discours du "développement rural et démocratie paysanne" déployé au cours des années 1976-1988 servait à duper l’opinion internationale, en particulier les bailleurs de fonds, car toute référence aux réalités socio-politiques du pays (clivages ethniques, régionales et claniques) y était strictement interdite.
Le risque de mutinerie ou de rébellion ayant été évacué suite à la liquidation intégrale de l’élite hutu par le régime Micombero en 1965, 1969 et 1972, le régime Bagaza n’eut d’autre souci que le renforcement de ces acquis suivant ce plan tri-directionnel : politique sécuritaire qui rime avec encadrement "sûretard" de la population et liberté de circulation étroitement surveillée ; "génocide intellectuel" contre les nouvelles générations hutu ; et suppression des libertés religieuses surtout contre les intérêts de l’Eglise catholique.
Quant aux débuts du régime Buyoya, ce fut un retour fracassant à l’affrontement interethnique, notamment les massacres de Ntega-Marangara qui, contre l’attente du pouvoir, déchirèrent définitivement le voile de la confidentialité du conflit.
Ainsi le développement des enjeux dans la période de 1966 à 1988 sera examiné en huit points.- L’échiquier politique de 1966 et son évolution
- La purge anti-hutu de 1969
- La tentative de purge anti-tutsi Banyaruguru en 1971-1972
- Le génocide anti-hutu de 1972 et sa complexité tactique
- L’encadrement "sûretard" de la population et la liberté de circulation étroitement surveillée
- Le "génocide intellectuel" contre les nouvelles générations hutu
- La persécution de l’Eglise catholique
- Les massacres de Ntega-Marangara.
Le contenu des quatre premiers points reprend quasi intégralement un extrait d’un rapport déjà cité de René Lemarchand et de David Martin publié en 1974. Dans cet extrait, nous n’avons apporté que des changements mineurs (exemple : "Congo" à la place de "Zaïre" si le fait référencé est antérieur à 1971, année où l’appellation du pays est passée de "République Démocratique du Congo" à "République du Zaïre") ou alors introduit des corrections insignifiantes (exemples : "la Jeunesse" = "JNR ou JRR" suivant la date de l’événement évoqué, "obsidionale" au lieu de "obsidionnelle", Rumonge et Nyanza-Lac ne sont pas des provinces et appartenaient à cette époque à la province de Bururi alors que depuis le régime Bagaza ils font partie de la province de Makamba, etc.). Enfin, c’est nous qui avons donné titres et sous-titres qui structurent cet extrait.
4.2. L’échiquier politique de 1966 et son évolution
Même si le coup d’Etat du 28 novembre 1966 semble bien avoir été préparé par des éléments hima, ni l’armée ni l’administration ne furent transformées du jour au lendemain en institutions exclusivement dominées par des Hima. Le nouveau gouvernement formé par Micombero le 12 décembre 1966 confia cinq des treize postes ministériels à des Hutu ; les huit sièges restants étant partagés d’une manière presque égale entre Tutsi-Hima et Tutsi-Banyaruguru. Et bien que la présidence de la République fût assurée par Micombero, il n’y avait que deux officiers parmi les ministres. Les affiliations régionales étaient également diversifiées, encore qu’au moins quatre des titulaires provenaient de la province de Bururi.
Les liens régionaux devaient cependant jouer un rôle de plus en plus important dans le processus de recrutement des élites civiles et militaires. A tel point qu’au début de 1970 le partage des responsabilités gouvernementales est souvent défini en termes régionaux : on parle de plus en plus des "gens du sud" et des "gens du nord", des "Banyabururi" et des "Banyaruguru". Il convient de noter à ce propos que contrairement à l’appellation "Banyaruguru", le terme "Banyabururi" recouvre des solidarités purement régionales. Les "Banyabururi" sont tout simplement les gens de la province de Bururi, quelles que soient leurs origines ethniques. Prétendre, comme le font certains, que les Banyabururi sont par définition Hima est un non-sens, en tout cas une contrevérité. Ce qu’il faut souligner c’est l’émergence d’une prise de conscience régionaliste au sein des élites non-hutu originaires de Bururi. Cette prise de conscience est à la source du conflit qui allait bientôt opposer les gens de Bururi (Tutsi, Hima et Sapfu) aux Banyaruguru originaires des autres provinces.
La région n’a cependant jamais supplanté de façon permanente le clan, le lignage ou l’ethnie comme source de solidarités. Tout au cours de la période qui a précédé la crise, nous assistons à une sorte de va-et-vient de solidarités. Ces revirements forment la toile de fond sur laquelle s’inscrit le jeu des cliques et des factions. Pour s’accrocher au pouvoir, Micombero et ses conseillers doivent constamment manoeuvrer à la lisière de l’ethnie, de la région et du clan. C’est ainsi que deux types de conflits surgissent au cours de cette période : un conflit de clan et de région au sein du groupe Tutsi, et un conflit ethnique opposant les Tutsi aux Hutu. Jusqu’au moment où la crise éclate, le champ où s’inscrivent les manoeuvres politiques s’organise autour de pôles multiples - autour de la région, de l’ethnie et du clan- mais sans toutefois produire un écartèlement des forces relevant de chacun de ces pôles. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, s’accentuent les clivages régionaux, les différences ethniques s’amoindrissent ; au contraire lorsque celles-ci s’affirment, ceux-là s’estompent.
Dans cet environnement remarquablement complexe et fluide, surgit un groupe de politiciens tutsi dont l’action devait avoir un impact décisif sur les destinées du pays. Constitué d’une simple poignée d’individus (surtout d’origine sapfu), ses chefs les plus en vue ont pour noms Albert Shibura, Arthémon Simbananiye et André Yanda. Au début 1971, ils contrôlent plusieurs postes clés du gouvernement et de l’armée, le premier comme ministre de l’intérieur et de la justice (en même temps qu’il détenait le grade le plus élevé de l’armée du Burundi) ; le second comme ministre des affaires étrangères, de la coopération et du plan ; le troisième comme ministre de l’information et secrétaire général de l’UPRONA. Tous les trois sont originaires de Bururi ; en tant que Basapfu ils peuvent à la rigueur se réclamer de liens lointains avec les Hima ; enfin tout les autorise à s’identifier avec le groupe tutsi au sens large : leur origine, leur apparence physique, leur méfiance presque congénitale des Hutu. Ils se situent sur une frange d’interférences culturelles qui leur permet de redéfinir leurs allégeances en fonction de la conjoncture du moment.
Leur ascension est d’autant plus remarquable que moins d’un an avant l’arrivée au pouvoir de Micombero, les Basapfu avaient été pratiquement tous écartés du gouvernement. Après plusieurs essais infructueux visant à utiliser le parti et la JRR contre l’armée (manoeuvres condamnées par Micombero comme "de folles tentatives émanant d’un petit groupe de personnalités irresponsables"), les têtes de file du "clan" sapfu tentent de rallier l’armée à leur cause. Leur objectif est ni plus ni moins de transformer l’armée en tribunal de première instance destiné à arbitrer les querelles d’ethnie et de région. Mais pour mener à bien cette entreprise, l’armée devait au préalable être "purgée" de ses éléments "déviationnistes", autrement dit d’éléments hutu. Déjà en 1966 lors de l’incorporation des nouvelles recrues, l’indice de Pignet avait été porté de 30 à 40 de manière à avantager les Tutsi. La taille minimum était portée à 1,70 m. A la même époque, des instructions précises avaient été données pour exclure tout Européen des commissions de recrutement. En juillet 1968, huit officiers belges de "l’Assistance Technique" furent remerciés de leurs services sous le prétexte d’ingérence dans les procédures "normales" du recrutement. Par après, de graves accusations furent montées de toutes pièces contre les éléments hutu de l’armée pour pouvoir réaliser une purge contre les Hutu en 1969.
4.3. La purge anti-hutu de 1969
La découverte d’un complot hutu dans la nuit du 16 au 17 septembre 1969 fut le prétexte invoqué pour "résoudre" le problème hutu. Après l’arrestation de quelque trente personnalités hutu, la plupart officiers ou fonctionnaires, vint l’emprisonnement (suivi de l’exécution) de dizaines de soldats hutu. Parmi les personnes arrêtées et par la suite exécutées figurent Charles Karolero, sous-lieutenant membre de l’Etat-major général ; Barnabé Kanyaruguru, ministre du plan et de l’économie ; Jean-Chrysostome Bandyambona (exécuté en 1972), ancien ministre des affaires sociales dans le premier gouvernement de Micombero ; Cyprien Henehene, ancien ministre de la Santé (qui aurait succombé au cours de l’interrogatoire) ; et Joseph Cimpaye directeur de la Sabena à Bujumbura (exécuté en 1972). Tous furent accusés de complot contre la
sûreté de l’Etat. Le 18 décembre, vingt des détenus furent condamnés à mort et exécutés deux jours plus tard. Certains affirment que plus de cent exécutions eurent lieu en décembre. Malgré la présence de quelques rares Hutu au gouvernement, la tendance vers la suprématie tutsi est indéniable : sept des douze cabinets ministériels, dont celui des affaires étrangères, de la défense et de la sûreté ainsi que celui de l’intérieur étaient occupés par des personnalités d’origine tutsi. Six des huit gouverneurs de province appartenaient également à cette ethnie. Restait à savoir si cette tendance devait aboutir à une suprématie Banyabururi ou Banyaruguru.
4.4. La tentative de purge anti-tutsi Banyaruguru en 1971-1972
En 1971, la clique sapfu avait pris suffisamment d’ascendance sur Micombero pour lui faire croire à une menace Banyaruguru. Forts de l’appui du chef d’Etat-major de l’armée du Burundi, Thomas Ndabemeye, ils accusent de conspiration un certain nombre de personnalités civiles et militaires d’origine Banyaruguru, parmi lesquelles trois anciens ministres des affaires étrangères, Lazare Ntawurishira, Libère Ndabakwaje et Marc Manirakiza. Tous trois sont arrêtes, jugés et condamnés à mort. Le scénario adopté en 1969 pour éliminer le noyau de l’opposition hutu se répète maintenant pour éliminer les Banyaruguru de tout poste influent. Une fois de plus, le procès se transforme en parodie de justice. Le 14 janvier 1972, le tribunal militaire prononce neuf peines de mort et sept condamnations à vie. A la lecture du verdict, le Procureur général, Léonard Nduwayo, quoique lui-même d’origine sapfu, décide de remettre sa démission.
Cependant, le 4 février, sous la pression de l’opinion publique nationale et internationale, les peines de mort sont commuées en emprisonnement à vie, et cinq des accusés, condamnés précédemment à des peines de prison, sont relaxés. Entre-temps, le 20 octobre 1971, devant une situation de plus en plus tendue au sein de son proprecorps consultatif composé de 22 officiers de l’armée. Tout en mettant en lumière les graves tensions survenues entre Banyabururi et Banyaruguru, ce scénario eut comme conséquences immédiates de créer dans le pays une atmosphère de crainte obsidionale. Les débats connurent une large diffusion ; la radio et la presse rapportèrent mot à mot les plaidoyers de la défense et de l’accusation. L’opinion publique n’avait jamais été mise en prise aussi directe avec l’ "événement". Les conséquences ne tardèrent pas à se faire sentir sur les collines. Des factions et groupuscules rivaux surgirent du jour au lendemain dans bon nombre de localités. C’est dans ce climat hypertendu, saturé d’appréhensions et de tensions de toutes sortes que le 29 avril 1972, Micombero décide soudainement de destituer tous les membres de son cabinet. Quelques heures après, la rébellion éclate, pour faire place aussitôt à une répression sans merci.
4.5. Le génocide anti-hutu de 1972 et sa complexité tactique
4.5.1. Le point de départ : une rébellion paysanne dans le Sud du Burundi et une mutinerie militaire à Bujumbura
Les premiers coups furent portés entre 20 et 21 heures le 29 avril, et presque simultanément à Bujumbura et dans la province méridionale de Bururi (Rumonge, Nyanza-Lac et Bururi-même). Dans cette province, les assaillants hutu sont appuyés par des groupes auxiliaires de "Mulélistes" organisés en bandes de 10 à 30 hommes. A Bururi-même, les "Mulélistes" se chiffrent à environ 1.000 ou 1.500 individus. Notons à ce propos qu’au moment où se déclenche l’insurrection, environ 25.000 réfugiés zaïrois, la plupart d’origine Babembe, s’étaient établis dans le sud du pays. Bien que culturellement distincts des populations Hutu du Burundi, ils n’en partageaient pas moins leurs griefs contre le "lobby" de Bururi ; on comprend d’autant mieux leur réceptivité aux incitations du mouvement rebelle que, tout comme les Hutu, les Babembe avaient été parmi les premières victimes de la "tribalisation" du pouvoir au Kivu et au Nord-Katanga dans les années 1960-1963. Comme les Hutu ils appartenaient à une ethnie d’ "exclus".
Ceci dit, il semble que le fer de lance de la rébellion ait été constitué d’éléments opérant à partir de la Tanzanie, à proximité de la frontière du Burundi. Les attaques sont menées avec une brutalité sanguinaire. Equipés d’armes automatiques, de machettes et de lances, les assaillants massacrent ou mutilent systématiquement tous les Tutsi qu’ils rencontrent : femmes, hommes et enfants. Les Hutu qui refusent de participer aux tueries sont eux-mêmes massacrés (conformément à ce que prescrit la tradition à l’égard des hommes de main récalcitrants). On estime à 10.000 le nombre des rebelles, tant hutu que mulélistes, qui prirent part à l’insurrection. Ils se rendent rapidement maîtres des localités de Nyanza-Lac et de Rumonge. Si l’on en croit la version officielle, ils proclament une "République Populaire" dans la région de Bururi et s’y maintiennent pendant deux semaines avant d’être mis en déroute. Parmi les victimes du massacre, à Bururi, figurent le beau-frère du Président Micombero, le gouverneur de Bururi et environ une quarantaine de fonctionnaires provinciaux. Entre-temps à Bujumbura une trentaine de rebelles s’attaquent simultanément à la station de radio et au camp militaire (camp Muha). Ils sont immédiatement repoussés. Dans sa phase initiale la rébellion a coûté la vie à au moins 2.000 personnes ; les pertes les plus lourdes sont enregistrées dans la province de Bururi.
Par certains côtés, la rébellion rappelle de façon frappante celle qui sévit dans l’Est du Congo en 1964. Au Burundi comme au Congo, c’est par l’usage des stupéfiants et de la magie que les rebelles cherchent l’assurance de leur invincibilité ; dans un cas comme dans l’autre, les attaques sont menées de façon désordonnée, et s’accompagnent de cruautés gratuites ; ajoutons que tout comme au Congo (et peut-être davantage encore) le processus de la rébellion se déroule dans un cadre organisationnel extrêmement rudimentaire. A la manière des simbas du Congo, les rebelles ont recours au chanvre et au rituel d’immunisation magique, croyant ainsi se rendre invulnérables ; selon le témoignage d’un journaliste, certains des insurgés "portaient sur la tête en guise de casques des espèces de casseroles blanches enduites de sang, le corps tatoué de signes magiques pour se rendre invulnérables". S’il faut en croire Micombero, "les médecins féticheurs jouèrent un rôle important ... à tel point que pour prouver leur efficacité les instructeurs mulélistes n’hésitaient pas à tirer à blanc sur leurs compagnons, puis à balles réelles sur un chat ou un chien". Quoiqu’il en soit, retenons ici que c’est surtout grâce à la réceptivité du milieu ambiant que la rébellion doit son succès initial et non à la solidité de son appareil insurrectionnel ou son idéologie.
4.5.2. La répression et le génocide proprement dit
Contrairement à ce que nous venons de décrire, la vengeance répressive qui s’abat sur le pays se déroule de façon plus systématique, plus efficace aussi, si l’on en juge par ses effets destructeurs. Les contre-attaques débutent le 30 avril. C’est alors que l’armée et la JRR coordonnent leur action pour exterminer pratiquement tout individu soupçonné d’avoir pris part à l’insurrection. La loi martiale est mise en vigueur dans tout le pays ; un couvre-feu est instauré. Entre-temps Micombero prend contact avec les autorités du Zaïre pour obtenir une couverture aérienne et des renforts de troupes.
Ceux-ci arrivent à Bujumbura le 3 mai. Les para-commandos zaïrois ayant pris en charge la défense de l’aéroport, l’armée du Burundi entreprend alors le "nettoyage" des provinces. Parler de "répression" pour décrire le massacre hideux qui s’ensuivit serait un euphémisme. Selon Marvine Howe, du New York Times, ce sont les brigades de la JRR qui prennent l’initiative des arrestations et tueries arbitraires. Il faut ajouter à cela les règlements de compte personnels, les individus dénoncés comme rebelles en raison de bisbilles au sujet d’un lopin de terre ou d’une vache. A Bururi, cependant, l’armée s’en prend indistinctement à tous les Hutu. A Bujumbura, Gitega et Ngozi, tous les "cadres" hutu (entendons par-là non seulement les fonctionnaires provinciaux, mais aussi les commerçants, chauffeurs, clercs, plantons et ouvriers semi-spécialisés) sont systématiquement arrêtés au cours de rafles, jetés en prison pour y être soit fusillés soit battus à mort à coups de crosse ou de gourdin. Rien qu’à Bujumbura on estime à 4.000 le nombre de Hutu chargés sur des camions et menés comme du bétail à la fosse commune. Au dire d’un témoin tutsi, "tous les Hutu au-dessus du secondaire ont été embarqués" ; on pourrait en ajouter beaucoup d’autres au-dessous de ce niveau. Certaines des scènes les plus horribles ont pour théâtre l’Université Officielle de Bujumbura ainsi que les écoles techniques et secondaires. Des dizaines d’étudiants hutu sont littéralement assaillis par leurs "condisciples" tutsi et battus à mort. Pendant ce temps, des groupes de soldats et d’éléments de la JRR pénètrent à l’improviste dans les classes, appellent les élèves hutu par leurs noms et les somment de les suivre. Bien peu prendront le chemin du retour. A l’Université Officielle, un tiers des étudiants soit environ 120 disparaissent de cette façon. L’Ecole Normale de Ngagara, près de Bujumbura, perdit ainsi plus de 100 étudiants sur un total de 314 ; sur les 415 étudiants inscrits à l’Ecole Technique de Kamenge-Bujumbura, on estime à 60 le chiffre des élèves massacrés, et à 110 ceux qui prirent la fuite ; à l’Athénée (école secondaire) de Bujumbura, sur les 700 élèves, au moins 300 disparurent, certains étant tués, d’autres ayant fui le massacre ; à l’Athénée de Gitega, 40 étudiants furent tués, portant le nombre de disparus à 148 ; à l’Institut Technique Agricole, également à Gitega, 40 des 79 étudiants sont portés manquants, et 26 parmi eux ont été à coup sûr exécutés.
L’Ecole Normale Supérieure et l’Ecole Nationale d’Administration subirent également de lourdes pertes. Ces coupes sombres atteignent également les écoles confessionnelles, tant catholiques que protestantes. Ce ne sont pas seulement les élites hutu proprement dites, mais tout ce qui chez les Hutu représentait une élite en puissance, qui furent éliminés. Pas même l’Eglise ne fut épargnée. Suivant le témoignage de Marvine Howe, "12 prêtres hutu auraient été tués et des milliers de pasteurs protestants, de directeurs d’écoles et d’instituteurs. A l’hôpital de Bujumbura, 6 docteurs et 8 infirmières furent arrêtés et probablement mis à mort".
Ainsi, l’appartenance à une Eglise ou à une tout autre institution n’a rien à voir avec l’importance des pertes au sein de ses effectifs. Aucun secteur ne jouit d’une immunité contre les massacres. La répression prit donc l’allure de génocide sélectif destiné à supprimer toutes les couches instruites ou semi-instruites de l’ethnie hutu.
4.5.3. Quelques aspects corrélatifs de la rébellion-répression
Quelle explication donner à une violence aussi démesurée? Avant de tenter de répondre à cette question, plusieurs remarques s’imposent. Notons en premier lieu que les victimes de la répression ne furent pas exclusivement d’origine hutu. Même si les Tutsi ne représentent qu’un infime pourcentage du chiffre des victimes, le fait que des Tutsi aient été massacrés par des membres de la même ethnie mérite d’être souligné.
S’agit-il de réfugiés rwandais? Faut-il y voir la preuve d’un règlement de comptes entre Hima et Banyaruguru? Nous y reviendrons ultérieurement. Relevons cependant qu’une centaine de Tutsi furent exécutés à Gitega dans la nuit du 6 mai. Au cours de la journée, ainsi que le rapporte Jeremy Greenland, "des conseils de guerre siégèrent dans les chefs-lieux de province et les condamnés furent exécutés le même soir. Un chauffeur congolais, travaillant au Burundi au service d’une firme italienne, reçut l’ordre, de creuser cette nuit-là deux grandes fosses à l’extérieur de Gitega. Il y entassa 100 cadavres fraîchement abattus et jure que les victimes étaient principalement des Tutsi".
Comme l’ajoute Greenland, il s’agit là d’un témoignage capital pour qui veut mettre en évidence que des Tutsi aient bel et bien été exécutés au cours de la répression. Un autre élément à ne pas perdre de vue concerne les circonstances qui ont entouré le retour de l’ex-roi Ntare au Burundi en mars, et son exécution à Gitega le 29 avril 1972.
Le retour de Ntare fut négocié personnellement par le Président Amin de l’Ouganda et Micombero, peu après l’arrivée de l’ex-souverain à Kampala le 21 mars. Sur la promesse de garanties verbales et écrites du Président Micom-bero, Amin autorisa Ntare à retourner à Bujumbura le 30 mars. "Tout comme vous, écrivait Micombero à son homologue de l’Ouganda, je crois fermement en Dieu. (...) Votre Excellence peutêtre assurée qu’aussitôt que Monsieur Ndizeye sera de retour dans mon pays, il y sera considéré comme un simple citoyen et qu’en tant que tel, sa vie et sa sécurité seront assurées". Cependant, l’ex-roi avait à peine atterri à Bujumbura qu’il était immédiatement amené sous escorte militaire à Gitega et mis en résidence surveillée. Il y fut passé par les armes exactement un mois plus tard. La nouvelle de sa mort fut annoncée à Bujumbura par un communiqué officiel de la radio : "l’ex-roi a été tué au cours d’une attaque des rebelles contre sa résidence". Toutefois le Président Micombero devait admettre ultérieurement qu’il avait été jugé pour complot contre le gouvernement et exécuté dès le début de la rébellion, c’est-à-dire le 29 avril. D’après la version officielle, Ntare avait mis au point un plan d’invasion du pays avec l’aide de mercenaires étrangers.
4.5.4. Une lecture critique des explications officielles
La version officielle des autorités du Burundi met donc en cause deux groupes d’acteurs politiques distincts : d’une part l’ex-roi Ntare, s’efforçant, selon les termes de Micombero, "de lui tendre un piège avec la complicité de mercenaires étrangers" ; et d’autre part, les auteurs du complot hutu, parmi lesquels figuraient des personnalités et ne prêta guère à conséquence (sauf pour Ntare) ; on ne pouvait en dire autant du deuxième, car de toute évidence il s’agissait là d’une affaire infiniment plus sérieuse. Toujours dans cette optique officielle, la rébellion nous est présentée comme une gigantesque conspiration hutu visant à "liquider" l’ethnie tutsi.
Ni l’une ni l’autre de ces explications n’est entièrement satisfaisante ; le moins qu’on puisse dire est qu’elles laissent de nombreuses questions en suspens. Peut-on imaginer un instant que Ntare était capable à lui seul de préparer l’invasion du Burundi par des mercenaires étrangers ou même imaginer qu’il en ait eu l’idée? Est-il concevable, et lui-même pouvait-il sérieusement concevoir, que son autorité chancelante, sinon inexistante, eût suffi à rallier à ses côtés les masses hutu et à allumer des foyers de révolte dans tout le pays, et cela au nom d’une monarchie qui avait déjà cessé d’exister?
L’idée d’un vaste complot orchestré par des fonctionnaires et militaires hutu, quoique plausible, soulève néanmoins un certain nombre de questions. S’il est vrai -ainsi que l’affirme la version officielle des autorités du Burundi- que certains fonctionnaires hutu avaient accordé une aide financière aux rebelles, que des milliers de machettes avaient été découverts au domicile du ministre hutu des travaux publics, qu’une carte dévoilant les zones de forte concentration tutsi avait été trouvée chez le ministre hutu des postes et communications, pourquoi de telles preuves n’ont-elles pas été produites à l’appui des accusations? S’il est exact que deux millions de francs belges et des quantités d’armes et de munitions furent saisies au domicile du commandant Ndayahoze et que ce dernier avait été pressenti pour devenir le premier Président de la République hutu, où sont les preuves? Où sont les listes de conspirateurs hutu trouvées en possession des rebelles? Quelle explication donner à la démission brutale du cabinet Micombero le 29 avril? Enfin si l’on tient compte de l’effet traumatisant -et atrophiant- des purges effectuées au cours des années précédentes, peut-on réellement croire qu’un petit groupe de fonctionnaires hutu aient l’intrépidité, voire la folie, de préparer une révolte contre une armée largement dominée par des officiers tutsi? Que quelques officiers ou sous-officiers hutu aient réellement comploté contre le gouvernement n’est pas à exclure ; ce qui, par contre, laisse beaucoup plus sceptique est que ce soi-disant complot ait impliqué autant de personnes dans la haute administration et dans l’armée comme les autorités du Burundi l’ont affirmé par la suite.
4.5.5. Analyse critique de quelques hypothèses explicatives alternatives
On peut envisager au moins deux autres hypothèses : ou bien la rébellion était le résultat d’une provocation délibérée du "lobby" de Bururi, ayant pour but d’amener une "solution définitive" du problème hutu et une "solution provisoire" du problèmeM Banyaruguru ; ou elle était l’aboutissement d’une alliance tactique entre les éléments Banyaruguru et hutu.
La première de ces hypothèses semble très improbable, ne fût-ce qu’en raison des énormes risques qu’elle entraînait. De plus, on peut se demander si les quelques heures qui se sont écoulées entre la démission du cabinet de Micombero et le déchaînement de la rébellion étaient suffisantes pour donner le branle à une révolte d’une telle ampleur. On ne doit pas non plus perdre de vue que la région la plus durement touchée par la révolte et où les "événements" eurent les effets les plus dévastateurs, était précisément le bastion des élites de Bururi. Que certains membres du cabinet démissionnaire aient délibérément déclenché une rébellion là où ils étaient les plus vulnérables, semble difficile à concevoir.
Une explication plus raisonnable, suggérée par Jeremy Greenland est que Micombero avait eu vent du complot et s’attendait au pire, et qu’il congédia ses ministres de façon à avoir les mains libres pour affronter la rébellion au moment où elle se déclencherait. La preuve la plus évidente à l’appui de cette hypothèse -qui montre également que ni Micombero ni ses conseillers n’avaient la moindre idée de la date à laquelle cette révolte éclaterait- est que le 29 avril, tous les fonctionnaires tutsi de la province de Bururi avaient accepté de se rendre à une réunion politique organisée à leur intention à Rumonge..., invitation qui n’était qu’une ruse pour les assassiner. Tous les invités furent tués à l’exception de Shibura et de Yanda. Ndlr : La COPEP note cependant que l’hypothèse de Greenland sur l’ignorance du Président Micombero à propos des événements qui se tramaient souffre de très graves imprécisions quant à l’identité et au rôle exact de certains acteurs dans cette réunion politique de Rumonge. Sachant que seul le parti UPRONA avait le pouvoir de convoquer une réunion politique pour tous les fonctionnaires de la province, comment peut-on dès lors insinuer que cette réunion politique était un guet-apens tendu par les Hutu aux fonctionnaires tutsi? Pourquoi et comment deux seulement de ceux-ci, justement les activistes anti-Hutu les plus notoires du pays (Shibura et Yanda), ont pu en réchapper et rejoindre l’hélicoptère qui les attendait à Bururi pour les ramener en toute quiétude à Bujumbura?
Si l’idée d’un complot a quelque fondement, celui-ci ne doit pas être recherché au niveau d’une alliance tactique entre Hutu et Banyaruguru, tout au plus s’agit-il d’une coalition d’intérêts plus ou moins précaires entre Hutu et Mulélistes, et peut-être aussi (mais là nous entrons dans le domaine de la spéculation) entre réfugiés rwandais et Banyaruguru. La nature exacte des liens qui relient chacun de ces groupes n’est pas facile à déterminer.
Les Mulélistes, nous l’avons vu, se trouvaient largement concentrés dans la province du Sud-Ouest ; les réfugiés rwandais, par contre, sont surtout répartis dans les provinces du Nord (tout au moins jusqu’en 1965). Sans doute malgré les différences culturelles qui les séparent, Rwandais et Mulélistes ont-ils partagé les mêmes épreuves : certains ne se sont-ils pas battus côte à côte contre l’Armée Nationale Congolaise (ANC) durant la rébellion de 1964? Ils entretiennent par ailleurs des griefs analogues vis-à-vis du régime Micombero : les Mulélistes pour ne pas avoir été soutenus suffisamment dans leur lutte contre les autorités du Congo, les Rwandais pour avoir été mis dans l’impossibilité de monter des opérations à main armée contre le régime de Kayibanda.
D’origine tutsi pour la plupart, les réfugiés rwandais les plus politisés appartiennent au groupe d’Inyenzi ("combattants") qui pénétrèrent au Burundi en 1965 après avoir essuyé, aux côtés des Mulélistes, les contre-offensives de 1’ANC. A l’époque leur présence au Burundi fournissait aux autorités du Burundi une garantie de sécurité en cas de soulèvement hutu ; mais à partir du moment où cette "garantie" pouvait se transformer en menace, les autorités de Bujumbura n’hésitèrent pas à les désarmer. L’opération, notons-le, fut menée "en tandem" par les armées du Zaïre et du Burundi. Aussi réelle que soit leur antipathie vis-à-vis de ce que certains réfugiés appellent la "clique" Micombero, celle-ci n’a rien de commun avec la haine qui semble les animer à l’égard des Hutu.
Qu’une alliance de raison ait pu se nouer entre Mulélistes et réfugiés rwandais nous paraît complètement fantaisiste ; l’hypothèse d’une alliance entre Hutu et Banyaruguru ne résiste pas davantage à l’examen. Mieux vaut parier d’une convergence d’intérêts liant chaque groupe de réfugiés à l’ethnie (ou "faction") la plus proche, culturellement et politiquement, à savoir les Mulélistes aux Hutu et les Inyenzi aux Tutsi. Chaque groupe de réfugiés devenait en quelque sorte tributaire de l’ethnie "alliée". Vu le contexte ethnique et géographique où débuta l’insurrection on comprend que ni les Inyenzi ni les Banyaruguru n’aient eu le désir de se jeter dans la mêlée, préférant pour le moment laisser les Hutu et les Banyabururi s’entre-déchirer. Ce fut précisément l’un des reproches adressés aux Banyaruguru, si l’on en juge par le massacre de Tutsi qui eut
lieu à Gitega le 6 mai. Peut-être aussi (autre facteur susceptible d’expliquer le massacre), certains Banyaruguru espéraient-ils que le soulèvement hutu pourrait être "récupéré" à leur profit grâce à l’intervention de Ntare au moment opportun, la rébellion se transformant alors en véhicule destiné à restaurer à la fois la monarchie et l’hégémonie Banyaruguru. Nous n’en avons cependant aucune preuve.
En dehors de savoir qui étaient les véritables auteurs du "complot", ce qu’il faut souligner c’est la diversité des motifs qui poussèrent les insurgés à la violence. Pour les Mulélistes, le fait de participer aux tueries exprimait beau-coup plus qu’une accumulation de griefs contre le "lobby" de Bururi ; leur comportement traduisait également un transfert d’agressivité d’une cible (les autorités zaïroises) à une autre (les autorités du Burundi). Ce n’est donc pas seulement sur le plan culturel et ethnique que les Mulélistes se différenciaient des Hutu, mais aussi sur le plan des moti-vations. Parmi les Hutu certains se rallièrent à la rébellion par crainte des représailles ; d’autres par opportunisme ; d’autres enfin -la majorité- en raison de leur haine profonde de tous les Tutsi, quelque soit leur clan ou leur origine régionale. On relève enfin des différences majeures en ce qui concerne le comportement des "activistes" ruraux de Bururi et des "comploteurs" urbains de Bujumbura. A supposer qu’un complot ait effectivement été ourdi à Bujumbura par certains fonctionnaires ou sous-officiers hutu, ni leur modus operandi ni leurs objectifs à long terme n’avaient quoique ce soit de commun avec ceux des cadres ruraux, Hutu ou Mulélistes. L’objectif-clef à Bujumbura n’était pas de tuer tous les Tutsi à portée de la main, ou des balles, mais de prendre la radio et le camp militaire, conditions sine qua non d’une prise de pouvoir. Et si nous devions donner crédit à l’hypothèse suivant laquelle les Banyaruguru espéraient s’entendre avec Ntare dans le but de récupérer la rébellion, c’était pour des motifs évidemment très différents de ceux qui animaient les insurgés de Bujumbura et de Bururi.
Ces remarques valent également en ce qui concerne les motivations et contradictions qui se sont manifestées chez les auteurs de la répression. La crainte d’un massacre imminent de tous les Tutsi sans distinction (crainte fondée sur les massacres de Tutsi au Rwanda en 1959-1962, et à nouveau en 1964) explique sans doute la brutalité sanguinaire à laquelle nous avons fait allusion précédemment. Il faudrait aussi
mentionner les animosités personnelles, les rancoeurs dont certains cadres hutu étaient devenus l’objet (à tort ou à raison), le désir de s’approprier les biens des victimes : leurs vaches, leurs terres, leurs bicyclettes, leurs huttes, parfois même leur compte en banque. Mais tout cela n’explique pas les tueries délibérées et systématiques qui suivirent le soulèvement. On reste littéralement sidéré par la vélocité avec laquelle la répression se mua en actes quasi-génocidaires, visant à liquider purement et simplement la presque totalité des Hutu instruits ou semi-instruits. Voici comment Jeremy Greenland décrit le déroulement des opérations de nettoyage. "Des Tutsi de l’endroit arrivaient au lieu dit, appréhendaient instituteurs, dirigeants de mouvements ecclésiastiques, infirmiers, fonctionnaires, commerçants, tous Hutu, et leur faisaient signe de monter dans leurs Land-rovers. Des bandes de Tutsi ratissaient les faubourgs de Bujumbura et emmenaient des camionnées de Hutu vers une destination inconnue.
Durant tout le mois de mai et jusqu’à la mi-juin, les excavatrices fonctionnaient chaque nuit à Gitega et à Bujumbura, aménageant les fosses communes. Dans les écoles secondaires, les maîtres assistaient impuissants aux ratissages d’étudiants. (...) Ceux qui étaient arretés étaient pour la plupart liquidés la nuit même, souvent dévêtus et assommés à coups de trique sous les bâches des camions avant même d’arriver à la prison, puis achevés sur place, à la nuit tombante, à coups de gourdins. Il ne fallait pas qu’on gaspille inutilement des cartouches".
On assiste à une sorte de violence "prophylactique" visant non seulement à décapiter la rébellion, maism pratiquement toute la société hutu. Ainsi s’ébauche, à coups de baïonnettes, un nouvel ordre social. C’est en effet une société d’un type entièrement nouveau qui est née de cette ablation chirurgicale des meilleurs de ses membres. Une société où seuls les Tutsi sont qualifiés pour accéder au pouvoir, à l’influence et à la richesse. L’ethnie hutu, c’est-à-dire ce qu’il en reste, est à présent systématiquement exclue de l’armée, de la fonction publique, et pour ainsi dire de l’Université et de nl’enseignement secondaire. Les quatre Hutu à présent investis de fonctions ministérielles n’ont aucune autorité, leur fonction essentielle étant de masquer le fait de la domination tutsi. Les fonctions auparavant réservées aux Hutu sont maintenant le privilège des Tutsi, comme le sont pratiquement tous les postes importants du secteur économique moderne. La réimposition de taxes d’école en septembre 1973 a eu comme effet une nouvelle réduction du nombre des orphelins et autres enfants hutu admis dans les écoles primaires et secondaires. Comme le disait un missionnaire : "ayant réglé le sort des pères, ce sont maintenant les fils de l’élite qui sont exclus de l’instruction". Ceci préfigurait le "génocide intellectuel" mis en oeuvre surtout par la deuxième république (cf. infra : 4.7).
4.6. L’encadrement "sûretard" de la population et la liberté de circulation étroitement surveillée
Depuis l’avènement de la république, particulièrement sous le régime Bagaza, le Burundi est un pays parfaitement quadrillé par le parti unique, ses cellules et ses indicateurs communément appelés "sûretards". Pour circuler d’une commune à l’autre par exemple, les citoyens doivent se munir d’un laissez-passer. Pire encore, les méthodes de gouvernement sont : la suspicion, l’intimidation, le dénigrement, la délation, la méfiance, la peur, l’emprisonnement, la surveillance, l’obligation de faire connaître chez un responsable local si on sollicite un logement chez un tiers, ugusuruza (ruiner financièrement et foncièrement), etc.
Comment donc Bagaza a-t-il pu réaliser un tel quadrillage? En créant une synergie militaro-politique autour de deux grands services de l’Etat et en plaçant à leur tête deux militaires sans scrupule, hima, natifs de la province Bururi et de la commune Vyanda : le lieutenant-colonel Charles Kazatsa, ministre de l’intérieur et le lieutenant-colonel Laurent Ndabaneze, chef de la sûreté nationale.4.6.1. Le rôle du ministre de l’intérieur
S’appuyant sur les gouverneurs de provinces et les administrateurs de communes (en majeure partie tutsi, parfois même originaires de Bururi), le ministre de l’intérieur créa un état policier singulièrement perceptible à l’échelon le plus bas de la pyramide sociale. Pour voyager d’une commune à une autre, il faut impérativement un laissezpasser délivré par l’administrateur communal. Et à chaque colline rurale ou dans chaque quartier urbain, l’administration tient un registre dit des visiteurs pour contrôler les mouvements de la population. Pis encore, la loi interdit à cinq personnes ou plus de se réunir sans autorisation, même pour bavarder dans un cadre amical. Au plus fort du conflit Eglise-Etat (dont il est question au 4.8), Kazatsa ira encore plus loin : interdiction des fêtes sociales (naissance, levée de deuil partielle, baptême des enfants, anniversaires de naissance ou de mariage, etc.). Les réunions de prière en communautés chrétiennes de base sur chaque colline sont également annulées, considérées comme des occasions d’échanges politiques.
Des brigades de police municipale, sorte de corps d’armée composés essentiellement de militaires retraités, dépendant directement du cabinet ministériel et jouissant d’avantages hors normes, sont mis sur pieds dans toutes les communes. Comparativement à ses aînées -la PJ (police judiciaire des parquets) et la PAFE (police de l’air, des frontières et des étrangers)- strictement alignées sur le statut de la fonction publique, la police municipale jouit du statut spécial et des avantages de l’armée : grades, salaires, véhicules de service, crédits-logement, etc. Elle est donc très motivée pour rivaliser avec la gendarmerie nationale dans le contrôle d’application des mesures sécuritaires dictées par le ministre de l’intérieur. Cette police, omniprésente, sème la terreur souvent pour des motifs très futiles. On rapporte qu’en 1984-1985, dans la prison centrale de Mpimba (Bujumbura), 90% des prisonniers étaient des jeunes paysans, hutu pour la plupart, raflés par la police municipale pour défaut de pièces d’identité. Alors que la loi prévoit, en cas de défaut de pièces d’identité, une amende de 2000 FBU maximum ou une détention de sept jours maximum, les victimes de ces rafles passaient facilement six mois en détention sans que personne ne vienne instruire leurs dossiers. La libération, en cas de survie, ne pouvait intervenir qu’au jour du contrôle annuel de la prison par le procureur de la République.
4.6.2. Le rôle du chef de la sûreté nationale
A la sûreté nationale, le lieutenant-colonel Laurent Ndabaneze se fit remarquer par une machine de délation très efficace à tous les échelons de la pyramide sociale. Tout d’abord, les bureaux provinciaux des services de renseignements sont matériellement renforcés ; et la collaboration franche de ceux-ci avec les camps ou les brigades militaires locaux devient la règle de base. Ensuite, l’agent provincial affecté à chaque commune s’entoure d’un nombre important de sûretards ; et chaque agent tutsi de l’administration ou tout simplement indépendant aussi bien en ville qu’à la campagne doit se sentir interpellé par la besogne de filer les gens et de faire le mouchard tantôt bénévole tantôt rémunéré selon l’importance de l’information à vendre.
Cette besogne devient d’ailleurs une source de revenus complémentaire pour bon nombre d’agents de l’administration en mal de nouer les deux bouts du mois. Ce facteur de pauvreté matérielle, joint au phénomène de mensonge politique érigé en moyen de gestion de l’Etat, crée une bande de délateurs sans scrupule qui feront finalement du service des renseignements le métier le plus détestable… C’est ainsi que les Hutu plus ou moins fortunés se font rançonner et/ou accuser d’atteinte à la sûreté de l’Etat sur le, simple motif (fondé ou non) d’avoir un parent ou un ami en exil au Rwanda, au Zaïre, en Tanzanie, en Belgique ou ailleurs; d’où emprisonnements prolongés sans inculpation ni condamnation.
Les rescapés de tels emprisonnements affirment que si un policier vous emmenait en prison avec la mention "à isoler" sur le procès verbal d’arrestation, cela signifiait un régime d’abandon, c’est-à-dire que vous pouviez pourrir au cachot et votre employeur (l’Etat pour la plupart des salariés) avait le loisir de mettre un terme à votre contrat. Une fois sorti de prison, parfois même sans avoir été interrogé une seule fois, vous n’aviez droit de réclamer quoi que ce soit. Pour bon nombre de personnes, cela inaugurait une longue période de marginalisation, voire une série d’autres arrestations conformément àcette anecdote : "quand la sûreté burundaise vous emprisonne une première fois, il faut toujours vous attendre à un second emprisonnement du même genre" car, en général, ou bien vous acceptez de faire le mouchard et vous êtes tranquille, ou bien vous refusez et c’est alors la persécution à perpétuité.
4.7. Le "génocide intellectuel" contre les nouvelles générations hutu
Théoriquement, tout le monde peut aller à l’école au Burundi. Mais en pratique, les Hutu dépassent rarement l’école primaire car, à la fin de ce cycle, il y a un concours national, une épreuve qui sert en réalité à faire échouer la plupart des élèves hutu dont les noms sont signalés discrètement par les administrateurs tutsi de leurs communes d’origine. Il y a, toutefois, quelques rescapés (généralement d’une intelligence et d’une tenacité exceptionnelles) qui arrivent à passer dans des écoles secondaires. Mais étant très minoritaires dans les établissements d’enseignement secondaire général, ils se font littéralement harceler par les élèves tutsi (menaces de mort, blessures à l’arme blanche, bastonnades…) au point que régulièrement certains de ces élèves hutu préfèrent quitter l’école. Ceux qui arrivent malgré tout cela à s’accrocher, à terminer l’école secondaire et à atteindre l’université, ce qui est extrêmement rare, on les oriente systématiquement dans des branches techniques d’enseignement supérieur, comme par exemple l’Institut pédagogique (cycle de 2 ans seulement après les humanités). Les Tutsi par contre vont dans les facultés universitaires où ils font de préférence le droit, l’économie et l’administration, antichambres des meilleurs postes politiques ou administratifs.
A l’apogée de ce "génocide intellectuel" (milieu des années 1980), il apparaissait que le maître d’oeuvre en était le ministre de l’éducation nationale Isidore Hakizimana, un Hima natif de la même province (Bururi) que tous les militaires présidents. Mais bien avant celui-ci, la tâche sécuritaire assignée par le sommet du pouvoir à l’administration de l’éducation nationale était bien connue : ruiner chez les Hutu toute prétention au
pouvoir en leur barrant le chemin de l’école par toutes les ruses possibles et imaginables. Essentiellement, deux techniques très malicieuses ont été utilisées à cette fin.
Figure 1. Le système éducatif du Burundi : diagrammes montrant les principaux déséquilibres réginaux (d’après Pascal-Firmin Ndimira, 1994, pp. 147, 148 et 149)
. La première, la plus simple et la plus efficace, est la "ruralisation" et la "kirundisation" intégrale du cycle primaire dans les campagnes, à l’exception des provinces de Bururi et de Muramvya aux plus hautes densités démographiques tutsi. Ainsi ignorant le français, les enfants de ces campagnes, hutu dansn l’immense majorité, ne pouvaient tout naturellement réussir le concours national délivré en français, ni tenter leur chance dans le cycle secondaire d’un pays voisin. Cette technique est en vigueur depuis la réforme scolaire de 1973.
. La deuxième technique utilisée est d’ordre identitaire. L’on ne connaît pas vraiment le début de sa mise en application ; mais ce qui est sûr, elle atteignit au milieu des années 1980 une telle ampleur que la discrétion nécessaire, pourtant minutieusement appliquée, ne pouvait plus être assurée. En effet, des données statistiques scolaires portant la mention des ethnies furent interceptées par hasard et dénoncées par Côme Bibonimana dans la région de Kirundo chez l’inspecteur d’écoles primaires André Nsabimana. Ce fut ensuite le cas dans la région de Rumonge, pour se rendre finalement compte que la technique identitaire concernait toutes les écoles du pays.
Pour la mettre en oeuvre, le ministre de l’éducation nationale a d’abord truffé tout le système éducatif d’hommes de main, tous tutsi, directeurs ou enseignants (voir tableau 3). Il a ensuite donné la consigne de marquer, sur les listes d’élèves et sur les feuilles individuelles du concours national, la lettre u pour un élève hutu et la lettre i pour un élève tutsi. Il a enfin chargé les deux commissions d’orientation scolaire (l’une au secondaire et l’autre à l’université) de filtrer, comme décrit plus haut, les très rares Hutu qui franchiraient les obstacles précédents.
Suite à ces dispositifs, les écoles de Bururi, de Muramvya et de Bujumbura-mairie, fiefs de l’élite tutsi, enregistrèrent des taux de réussite absolument inattendus. Ailleurs, l’on observa des échecs répétés contrastant avec les performances qui faisaient naguère la fierté des écoles de la campagne burundaise. Les études publiées en 1995 par Nicéphore Ndimurukundo et Pascal-Firmin Ndimira étayent remarquablement ces déséquilibres en faveur de ces zones à hautes densités démographiques tutsi : Bururi, Bujumbura-mairie et Muramvya (voir les trois diagrammes de la figure 1). On vit donc une ascension spectaculaire de la scolarité en faveur des Tutsi pendant que la présence des Hutu aux collèges, aux lycées et aux facultés universitaires s’effondrait.
Le génocide intellectuel a ainsi fonctionné, des années durant, sans susciter la moindr esquisse de réprobation chez les Tutsi. Mais vers la fin du régime Bagaza, cet apartheid scolaire apparut intolérable du fait que les Tutsi, hors Bururi et Jenda, finirent par en être victimes indirectement. En effet, le système a poussé le bouchon trop loin en doublant, ces barrières aux recrutements, d’une implacable discrimination en infrastructures : "l’on a concentré la quasi-totalité des cycles de formation débouchant sur l’université dans la seule province de Bururi ainsi que dans les centres urbains où les pions hima dominaient la situation. Les rares établissements d’enseignement général ou écoles normales donnant accès à l’enseignement supérieur furent dans la plupart des cas transformés en simples écoles de formation d’instituteurs sans débouché à l’université. Des instituts para-universitaires furent mis au point, apparemment pour accueillir les rejetons hutu ou tutsi des provinces défavorisées. Le pouvoir, lui, prétendait vouloir former une classe moyenne de cadres de l’Etat, moins coûteuse mais performante. Le jeu était cependant bien remarqué : il s’agissait bienn d’affiner la discrimination au service d’une seule ethnie, d’une seule province".
4. 8. La persécution de l’Eglise catholique
Vers la fin des années 1970, les communautés chrétiennes de base (Sahwanya et Yaga Mukama), qui tenaient toute sorte de réunions notamment celles où l’on parlait des problèmes du vécu quotidien, avaient entrepris d’organiser des cours d’alphabétisation des adultes. Ces assemblées n’étaient pas réservées aux seuls Hutu; et il semblerait justement que des Tutsi qui y assistaient aient alerté les autorités politiques sur le danger de conscientisation des Hutu que cela représentait. Comme, en outre, l’on s’apercevait que la population participait à ces réunions avec beaucoup plus d’enthousiasme qu’à celles du parti unique, commença alors un harcèlement de l’Eglise qui atteignit son paroxysme lorsque, à partir de 1977, les missionnaires ont été systématiquement priés de regagner leurs pays d’origine au moment même où le clergé national faisait l’objet de vexations les plus humiliantes: confiscation des écoles primaires, campagne de dénigrement des membres du clergé à la radio et dans la presse écrite, suspension du bimensuel catholique Ndongozi y’Uburundi, suppression de l’émetteur protestant Radio Cordac, blocage des comptes bancaires, mesures restrictives à l’endroit de la célébration des messes, campagne d’arrachage de tous les symboles religieux, emprisonnement de plusieurs prêtres burundais, expropriations terriennes et immobilières, nationalisation des petits et moyens séminaires, interdiction aux évêques de sortir du pays même si ceux-ci sont convoqués par le pape à Rome, etc.
La plupart de ces mesures visaient sciemment le petit peuple de la campagne : l’activité des dispensaires, des centres de santé et des maternités dont s’occupaient précisément les congrégations religieuses expulsées furent arrêtées ou fermées. Aussi, la nationalisation des petits séminaires prononcée le 13 septembre 1986 complétait l’arsenal déjà évoqué du génocide intellectuel car, après le génocide physique de 1972, les très rares Hutu qui pouvaient encore frapper à la porte de l’université passaient par les petits séminaires et séminaires moyens aux mains de l’Eglise catholique.
Pour expliquer cette hostilité déclarée du pouvoir à l’Eglise catholique, plusieurs hypothèses ont été proposées. Certains ont interprété l’attitude anti-cléricale du Président Jean-Baptiste Bagaza comme celle d’un homme agissant sous influence extérieure, surtout de son ami le Président Muammar Al-Kadhafi de Libye qui verrait ravi un Burundi beaucoup plus islamisé qu’il ne l’est aujourd’hui. D’autres ont pensé que Bagaza était encore sous l’influence de la franc-maçonnerie et du "libre examen", référents philosophiques de l’Université Libre de Bruxelles où il avait effectué ses études de sociologie. D’autres encore ont imaginé qu’il
voulait définitivement débarrasser le plancher d’éléments gênants qui, en assistant aux massacres ultérieurs, risqueraient de s’insurger contre les atrocités comme le fit le Chanoine Picard en mai 1972.
Mais le mobile le plus vraisemblable est la fameuse lutte convergente de tous les régimes militaires upronistes contre le "péril hutu", même si celuici n’est que purement virtuel. Débarrassé en effet de l’opposition hutu par
son prédécesseur Michel Micombero, le Président Bagaza joua tactiquement le pacificateur mais suivit exactement la même politique d’emprisonnements et d’exécutions discrètes de personnalités hutu extraites de la nouvelle génération. Il en émergeait effectivement quelques unes, grâce notamment aux écoles primaires et à l’action missionnaire qui organisait l’alphabétisation et formait des communautés de base, des coopératives et d’autres groupements de développement. Bagaza y décela un nouveau danger de montée des masses et expulsa les missionnaires. "Nous ne voulons pas, devait dire l’Ambassadeur du Burundi en Belgique lors d’une conférence de presse, faire l’expérience de la théologie de la libération".
En 1986, le conflit Eglise-Etat avait fini par isoler catégoriquement le Burundi sur la scène internationale. Le renversement du régime Bagaza par Buyoya le 3 septembre 1987 répondait donc essentiellement à cet impératif. C’est pourquoi, dès la première année du régime Buyoya, le conflit Eglise-Etat était résolu; mais point le problème ethnique qui, selon le Président Buyoya lui-même, n’était pas du tout sur l’agenda du nouveau régime.
4.9. Les massacres de Ntega-Marangara
L’enchaînement de ces événements, tel que nous l’avons synthétiquement formulé dans le tableau 1, cadre bien avec le processus, désormais classique depuis 1965, -(1) de scènes de provocation par des Tutsi -(2) pour inciter des Hutu à se révolter et à tuer des Tutsi sur leur passage -(3) afin de justifier une répression démesurée de la part de l’armée, de l’administration territoriale et de tous les mouvements intégrés au parti unique UPRONA.
L’aspect événementiel de ces massacres est donc tellement ressemblant aux crises de 1965 et de 1972 que nous ne nous y arrêtons pas davantage. Nous allons par contre épingler un aspect plutôt inattendu qui, non seulement en a infléchi le déroulement, mais surtout modifié par la suite l’échiquier politique du pays ; il s’agit d’une lettre ouverte adressée au Président de la République par 27 Hutu d’horizons socioprofessionnels divers (quelques rares professeurs ou assistants d’université, des fonctionnaires et des étudiants) dans le but d’alerter l’opinion internationale sur ce qui se passait.
«Bujumbura, le 22 août 1988
LETTRE OUVERTE A SON EXCELLENCE MONSIEUR LE PRESIDENT DE LA
REPUBLIQUE DU BURUNDI A BUJUMBURA.
Excellence Monsieur le Président,
Nous venons porter à votre connaissance la prise de position des Hutu sur les événements qui sont en train de se dérouler au Burundi depuis le début du mois d’août. Nous nous attarderons ici à relever les contradictions que masque l’information officielle, légitimant ce que nous croyons être un nouveau «plan Simbananiye» (génocide 1972). Certains d’entre nous avaient bien voulu l’exprimer samedi au cours des réunions du parti ; mais comme les interventions étaient manifestement programmées à l’avance dans l’intention de consacrer l’attitude extrémiste tutsi dirigée en faveur d’un plan d’extermination qui transparaissait si clairement -dans les idées et surtout dans la note finale- dans toutes les localités de la capitale, nous nous trouvons dans l’obligation de résumer notre réaction à travers cette lettre ouverte, et nous osons espérer que vous y réserverez une bonne suite. Nous savons d’avance que ceci peut susciter des conséquences, puisque votre entourage risque d’y voir une justification des répressions que nous sentons venir : la radio vient de l’annoncer par des termes révélateurs, comme ceux entendus depuis dimanche, trahissant le principe même de la transparence que le régime évoque, et que le gouvernement vient de réaffirmer, alors que des Hutu sont déjà massacrés sans procès.
Avant d’entrer dans le vif de la question, nous demandons déjà à la Communauté internationale, en particulier, les missions diplomatiques accréditées à Bujumbura, de suivre de près la situation. Nous tendons la main aux pays voisins, à l’OUA, aux organismes du système des Nations Unies, à la Communauté internationale ainsi qu’aux différents organismes humanitaires... de suivre l’évolution des événements et d’intervenir si besoin pour éviter un massacre qui n’est plus caché.
Excellence Monsieur le Président,
Point n’est besoin de détailler le caractère préoccupant de la situation socioéconomique difficile qui produit ce triste résultat. Les inégalités et les injustices socialessont une réalité qui semble être cautionnée par le pouvoir en place dans le pays, en dépit des contestations incessantes des esprits progressistes et des promesses du discours politique. Il apparaît bien que les positions acquises depuis plus de vingt anspar la classe dirigeante doivent être sauvegardées, et tous les moyens sont devenus bons à cette fin. Le pouvoir reste régional, clanique et surtout tribal. Or, malheureusement, le Burundi, petit et pauvre, rend difficile le partage du gâteau qui s’amenuise de jour en jour. Cela n’est même plus possible à l’intérieur du groupe des dirigeants au pouvoir fussent-ils d’une même ethnie ou d’une même région. Lorsque cette contradiction, aujourd’hui matérialisée par l’enlisement des dossiers des anciens dignitaires du régime Bagaza coupables de crimes de haute trahison ou de détournements, entraîne une guerre froide entre les membres de l’ethnie dirigeante, il se trouve toujours un moyen de chercher les raisons ailleurs et de désigner des cibles.
Comme en 1972, après le procès surprise des hommes de Muramvya, la communauté hutu devient «l’ennemi de la Nation» ; il faut la décapiter pour rétablir le dialogue tutsi menacé d’éclatement.
Le discours officiel se trouve, cependant, vite contredit par les faits.
1. Dans les événements de Marangara et Ntega, on parle de réfugiés hutu qui auraient entraîné d’autres à l’intérieur du pays à prendre des machettes et des lances pour massacrer les Tutsi. Mais cela fait maintenant plus d’une semaine qu’on connaît les coupables, mais on n’a pas encore dit qui ils sont, comment ils s’appellent, d’où ils sont venus, les noms de ceux qui les aident, etc. Alors qu’on annonce l’ouverture prochaine des procès dans la transparence, on apprend en même temps l’exécution sommaire des intellectuels hutu et on couvre la nouvelle de beaucoup de secret alors que le mensonge surgit à la face du monde. Qui sera, par exemple, capable de montrerpour avoir dénoncé les statistiques tribales du ministère de l’éducation et qui vient d’être exécuté avec beaucoup d’autres?
2. On a vite conclu à une rébellion paysanne inspirée par des intellectuels hutu. Or d’après des informations convergentes, les événements qui ont commencé à Marangara au milieu de la première semaine du mois ont une grande explication qu’on n’a jamais dite à travers l’information diffusée par le pouvoir. On signale en effet la présence des militaires du 4ème Bataillon de Ngozi en manoeuvres dans la localité sans avoir prévenu la population, erreur qui a été notée par les paysans lors d’une «campagne de pacification» et qui a été reconnue par un chef militaire qui a parlé d’un ordre reçu «du haut». Cela se passait plus de dix jours avant le début des massacres. L’histoire dira comment les événements ont dégénéré en conflits sanglants, se déplaçant de Marangara à Ntega pour finalement gagner les communes environnantes. L’information officielle le cache, mais il est sûr que l’avenir le démontrera.
3. Officiellement, on apprend depuis mercredi que le calme est revenu et que la situation est maîtrisée, mais le gouvernement instaure en même temps un couvre-feu sur tout le territoire national en priant la population de ne croire qu’à l’information de la Radio nationale. Et quand la presse internationale le dément, on reconnaît qu’il y a encore quelques affrontements! Oui, l’armée a provoqué des tensions ; oui, la même armée a amené la répression dans les campagnes. Des camions ont évacué les familles tutsi de la région vers Ngozi pour les sécuriser, pendant que des blindés, appuyés par des hélicoptères s’attaquaient aux Hutu. Les survivants sont parvenus à fuir vers le Rwanda, et il est curieux d’entendre que les Hutu exterminent les Tutsi et se comptent en même temps en grand nombre parmi les réfugiés!
4. Comment expliquer que les militaires aient refusé d’intervenir au début desdits massacres alors que leur premier devoir est d’arrêter rapidement tout danger en empêchant toute progression? Il a fallu attendre quelques jours pour faire croire à la paix alors que les engins militaires se mettaient à l’action. Cette abstention nous semble être une légitimation de l’agression pour rééditer la répression de 1972. Un montage donc? Encore une fois, l’histoire le dira.
Excellence Monsieur le Président,
Dans cette situation, il est normal que la population soit maintenant sur le qui-vive et reste traumatisée par l’imminence d’un nouveau génocide. La presse nationale sait de quoi il s’agit quand elle dit que les «coupables directement ou indirectement liés» aux événements seront «sévèrement punis». Celui qui est né hutu, l’intellectuel en l’occurrence, ne se fait plus aucune illusion. Il semble que l’armée tutsi veuille réussir ce
que le ministère de l’éducation voulait réaliser dans les écoles secondaires et à l’Université. C’est la scène qu’on a vue tout au long de la dernière année scolaire. Et c’est une bonne similitude de situation. En effet, on n’a pas encore oublié que les élèves et les étudiants tutsi ont participé à une campagne d’intimidation au niveau national. Les coupables sont connus. Les dossiers sont là. Mais, paradoxalement, ce sont les Hutu, forcés de quitter les écoles, sous la menace des couteaux comme ce fut le cas à l’école Technique Secondaire d’art de Kamenge et des fusils à l’Université. De la même façon, le Hutu va faire les frais des massacres actuels. Pourtant, quelques éléments tutsi progressistes et modérés ont souligné dans les réunions du Parti que le problème fondamental du Burundi actuel était essentiellement d’ordre politique et fondé sur les inégalités sociales; ils ont attiré l’attention du public que la classe dirigeante pourrait être plus responsable que d’autres dans cette affaire.
Excellence Monsieur le Président,
Nous aimons la paix. Contrairement à ce que l’aile extrémiste tutsi pourrait vous faire croire, seul moyen de maintenir sa place dans l’arène du pouvoir, en perpétrant un génocide, nul Hutu sensé ne rêve d’exterminer les Tutsi. Bien au contraire! D’autant qu’il existe d’ailleurs des Tutsi prêts à construire le pays avec les Hutu, l’obstacle étant l’absence de dialogue. Maintenant, la situation dépasse la limite du tolérable. C’est pourquoi, Excellence Monsieur le Président, si vous visez l’objectif d’une paix durable au Burundi, nous vous proposons les quelques solutions suivantes :
1. Suspendre les massacres et les arrestations arbitraires des Hutu.
2. Désigner avant la fin de cette semaine une Commission nationale multi-ethnique et représentative chargée d’analyser sans complaisance les mesures structurelles qui s’imposent pour éviter le pire. Nous recommandons qu’on y adjoigne des observateurs extérieurs pour garantir la neutralité de la commission.
3. Voir dans quelle mesure les Hutu peuvent être associés à la Défense et à la Direction politique de leur patrie.
Veuillez agréer, Excellence Monsieur le Président, l’assurance de notre considération très distinguée.»
A la lecture de cette lettre, l’on découvre qu’elle comporte deux volets. Un premier volet qui dénonce par des faits précis le dispositif mis en place par le régime Buyoya pour rééditer le génocide de 1972; et un second volet qui réclame l’arrêt de l’hypocrisie sur le problème ethnico-politique et la mise en oeuvre d’un processus destiné à lui trouver des solutions politiques appropriées et durables.
5. Conclusion
En parcourant la littérature consacrée au problème politique du Burundi, l’on est surpris par un mélange de simplicité et de complexité de celui-ci. Mais lorsqu’on prend la peine de dépouiller cette littérature avec soin, l’on découvre que la complexité du conflit burundais n’est que factice car ses détriments démesurés sont tributaires de mascarades politico-idéologiques doublées de manipulations criminelles de la part du régime en place, comme l’a montré l’analyse des deux principaux faciès du conflit.
. Le premier faciès du conflit burundais, c’est-à-dire son expression sous forme de massacres ethniques ou interethniques périodiques, est en effet évident aussi bien dans l’opinion nationale que dans l’opinion internationale. Mais sous ce faciès ethnique, la tragédie recèle un conflit resté longtemps inavoué, du moins par l’une des parties en cause, en l’occurrence l’Armée-Etat tutsi.
Ce conflit est, faut-il le répéter, le contrôle du pouvoir par une petite classe de privilégiés au mépris aveugle ou cynique de l’intérêt général (le développement équitable de la société burundaise) et au service éhonté d’intérêts ethniques, claniques et/ou locaux ; c’est-à-dire au service d’un apartheid à deux niveaux :ségrégation ethniste à l’échelle nationale et ségrégation "claniste" ou régionaliste l’échelon sub-national ou local. L’Etat a donc pris une dérive ethnico-clanique et régionaliste bien délibérée qui a fini par enfermer la société burundaise dans un engrenage de génocide périodique visant à exclure les Hutu et dans une moindre mesure les Tutsi natifs des provinces autres que Bururi de tous les secteurs de la vie moderne sous prétexte de protéger la minorité tutsi !
. Le deuxième faciès du conflit burundais, hélas moins bien connu de la communauté internationale, est l’inversion des rôles dans l’explication officielle de toutes les crises majeures du Burundi depuis son indépendance. Ayant la mainmise sur les services de sécurité intérieure, la police judiciaire, les médias et la diplomatie, les régimes militaires tutsi qui s’y sont succédés ont systématiquement évité tout traitement judiciaire indépendant tout comme ils ont systématiquement exclu, contrarié ou ² acheté² toute enquête internationale, qui eut permis d’établir dans chaque cas les responsabilités en toute transparence, de façon à conjurer l’impunité et la répétition perpétuelle du drame.
Sur les crises ethnico-politiques majeures du Burundi en effet, il y a eu, à notre connaissance, huit initiatives d’enquête internationale mais hélas sans mandat judiciaire en bonne et due forme.
-1) Mission d’enquête de la Commission internationale de juristes en décembre 1965 sur les exécutionssommaires d’hommes politiques en octobre, novembre et décembre 1965. Acceptée en premier temps par le gouvernement burundais, la mission d’enquête a été ensuite vidée de son contenu. (La Libre Belgique, Les exécutions d’hommes politiques au Burundi: un sévère réquisitoire de la Commission internationale de Juristes contre les autorités de Bujumbura, Bruxelles, 16 janvier 1966).
-2) Rapport mentionnant le génocide contre les Hutu en 1972 et classant celui-ci parmi les génocides perpétrés au cours du 20ème siècle. Il s’inscrit dans "L’étude sur la question de la prévention du crime de génocide par M. B. Whitaker" (Rapport Whitaker adopté par la Résolution du 29 août 1985 sous le code E/CN.4/Sub2/1985/6) dans le cadre de la Commission des droits de l’Homme, Sous- Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités (Genève, 1985).
-3) Mission d’enquête menée en décembre 1991 par un groupe d’ONGs (une allemande, une belge et une néerlandaise) sur les événements de novembredécembre 1991. (Brigitte Erler et Filip Reyntjens, Les événements de novembredécembre 1991 au Burundi, Rapport d’une mission d’enquête, Bruxelles, 17 janvier 1992, 52 p.).
-4) Commission internationale d’enquête (pour le compte de l’ONG Human Rights Watch) sur les violations des droits de l’Homme au Burundi depuis le 21 octobre 1993. (Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Burundi depuis le 21 octobre 1993, Rapport final, Bruxelles-Paris, 5 juillet 1994, 195 p. + annexes).
-5) Mission préparatoire des Nations Unies chargée d’établir les faits au Burundi. (Rapport au Secrétaire Général de la Mission préparatoire chargée d’établir les faits au Burundi -Rapport de M. Siméon Aké, M. Martin Huslid et Mme Michèle Poliacof-), New York, le 20 mai 1994.
-6) Mission des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires au Burundi. Rapport du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, M. Bacre Waly Ndiaye, soumis conformément à la Résolution 1995/73 de la Commission. Additif: Rapport du Rapporteur spécial sur la mission au Burundi du 19 au 29 avril 1995, Genève, le 24 juillet 1995 (E/CN.4/1996/4/Add.1), 39 p.
-7) Mission des Nations Unies sur la situation des droits de l’Homme au Burundi. Premier rapport sur la situation des droits de l’Homme au Burundi présenté par le Rapporteur spécial, M. Paulo Sergio Pinheiro, conformément à la Résolution 1995/90 de la Commission, Genève, le 27 février 1996 (E/CN/1996/16/Add.1), 20 p.
-8) Commission d’enquête internationale chargée d’établir les faits sur l’assassinat du Président Melchior Ndadaye et les violences qui l’ont accompagné ou suivi (Résolution 1012 du Conseil de Sécurité de l’ONU du 28 août 1995). Cette Commission a été demandée à l’ONU, avec un mandat d’enquête judiciaire en bonne et due forme, par le premier gouvernement de la "Convention de gouvernement" fin 1994. Mais le mandat délivré par l’ONU n’a pas été explicite sur la qualité judiciaire de cette Commission. Son rapport final fut remis au Secrétaire général de l’ONU, Mr Boutros Boutros Ghali, le 23 juillet 1996, puis rendu public par le Conseil de sécurité le 22 août 1996. Ce rapport est singulièrement atypique car il charge essentiellement les victimes en contradiction flagrante avec les deux enquêtes internationales réalisées antérieurement sur les mêmes faits, notamment la mission préparatoire des Nations Unies. Il conclut en effet que des "actes de génocide" ont été commis contre les Tutsi à la fin d’octobre 1993. La qualification de génocide pour les crimes commis en 1993 n’est toutefois pas formellement établie et demeure discutable d’autant plus que la Commission reconnaît elle-même les limites de son travail dans le temps, dans l’espace et dans l’échantillon des témoins interrogés. D’après l’étude critique qu’en a faite le GRAB ("Scandale d’une enquête de l’ONU au Burundi, une analyse critique du Rapport S/1996/682 de l’ONU sur le putsch sanglant du 21 octobre 1993", Bruxelles, Groupe de Réflexion et d’Action pour le Burundi, février 1997, 61 p.), ce rapport rentre hélas "dans la logique de laisser-faire, voire même de complicité vis-à-vis d’un Etat criminel", en l’occurrence l’Armée-Etat tutsi de Michel Micombero, de Jean-Baptiste Bagaza et de Pierre Buyoya.
Au lieu de pratiquer la transparence et l’équité judiciaires, ces régimes militaires tutsi ont plutôt systématiquement saturé, urbi et orbi, tous les espaces médiatiques de leur propre interprétation des faits stipulant invariablement que l’élite hutu cherche à la fois le pouvoir et l’extermination de l’ethnie tutsi ; alors qu’en réalité, il faut le répéter, c’est l’inverse qui se produit : -(1) provocations politiques (annulation d’élections chaque fois que les résultats ne sont pas à leur goût comme en 1965 et en 1993, assassinat de
leaders politiques de premier plan comme le Premier ministre Pierre Ngendandumwe en 1965 et le Président Melchior Ndadaye en 1993), -(2) rixes ou provocations par les services secrets tutsi en milieu rural comme à Ntega et à Marangara en 1988, -(3) réactions subséquentes d’autodéfense hutu pouvant s’étendre en insurrection au-delà des provocateurs sensu stricto, -(4) intervention militaire pour évacuer les Tutsi d’une zone bien circonscrite à raser complètement, -(5) chasse à tout Hutu instruit ou quelque, peu fortuné sur l’ensemble du pays (génocide sélectif), et enfin -(6) simulacre de réconciliation nationale et/ou de transition démocratique.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, cette inversion diffamante et cynique des rôles dans l’explication du conflit burundais demeure insuffisamment démasquée au niveau de l’opinion publique et des instances de décision internationales, au grand dam du peuple burundais. Et tant qu’elle n’aura pas été déboulonnée, elle rendra toute initiative de résolution du conflit totalement inopérante. D’où la résonance particulière de ce cri
d’alarme jeté par un Tutsi non complaisant, Léonce Ndarubagiye, en 1995. "Les Tutsi mentent beaucoup trop et n’en éprouvent aucune honte. Bien souvent quand un Tutsi parle, l’important n’est pas tellement de dire vrai mais de convaincre. Le fair play et l’objectivité n’existent pas. L’autocritique non plus. Il n’existe pas d’adversaire, il y a l’ennemi à abattre. Si on ne peut le tuer physiquement, eh bien on essaie de le tuer socialement en le diffamant".
Et en se référant aux récents événements du Rwanda voisin qui devraient inciter les Tutsi du Burundi à réfléchir et à tirer les conclusions qui s’imposent, Léonce Ndarubagiye conclut cette idée ainsi. "Au lieu de cela, les Tutsi du Burundi essaient d’en tirer profit en faisant croire au monde entier que leur ethnie est en danger sans en expliquer les causes et en prenant le soin de cacher leur propre rôle dans cette situation où ils se sont eux-mêmes plongés. Ils ne proposent pas de remèdes acceptables par les Hutu ; ils avancent des théories ridicules et inacceptables selon lesquelles ils doivent garder seuls le vrai pouvoir et l’armée et bénéficier de l’impunité puisqu’ils sont minoritaires! En français, on appelle cela exiger le beurre et l’argent du beurre. Des voies réalistes de compromis existent mais personne ne semble vouloir les explorer".
Ainsi s’explique, non seulement l’escalade du conflit en une guerre civile très meurtrière depuis 1993, mais aussi l’enlisement des négociations de paix depuis 1998 à Arusha. Dans une autre réflexion intitulée ² Initiatives de résolution du conflit burundais : les méthodes utilisées et les résultats obtenus² , nous examinons l’escalade du conflit sous le régime ou sous la responsabilité plus ou moins dissimulée du major Pierre Buyoya, pendant que celui-ci se targue à travers ses puissants lobbies occidentaux d’avoir choisi depuis 1988 la voie de la réconciliation nationale et de la démocratie.
Annexe 1.
LE SUBSTRAT SOCIO-POLITIQUE DU BURUNDI
DANS UNE PERSPECIVE HISTORIQUE
(Extrait du rapport de René Lemarchand et David Martin)
La rareté des ressources constitue une donnée essentielle du système socio-politique contemporain, comme ce fut le cas durant la période coloniale et même pré-coloniale, alors que le Burundi faisait partie d’une pléiade de royaumes traditionnels éparpillés à travers la région des Grands Lacs. Bien plus nettement qu’auparavant, cependant, les effets de la pénurie économique se définissent aujourd’hui dans un contexte ethnique et régional. Il s’agit là d’une mutation capitale. Pour en saisir l’importance ouvrons une brève parenthèse pour exposer la nature du système de stratification sociale propre au Burundi traditionnel, l’un des plus complexes et des plus méconnus de tout le continent.
Les écrits de l’époque coloniale nous présentent généralement la société rundi sous la forme d’une pyramide ethnique dans laquelle les éleveurs de troupeaux, les Tutsi, représentant 14% de la population, détenaient les leviers du pouvoir; ensuite venaient les paysans Hutu qui formaient le gros de la population (85%), tandis qu’à la base de cet édifice, on trouvait les pygmoïdes Twa, groupe numériquement insignifiant (1%). On admettait que les caractères physiques communément attribués à chaque ethnie, renforçaient encore cette hiérarchie du pouvoir et des privilèges: proverbialement grands et filiformes, les Tutsi étaient dépeints comme "possédant la même indolence gracieuse de la démarche qui caractérise les peuples d’Orient". Les Hutu, par contre, étaient "un peuple de taille moyenne aux corps lourdauds et disgracieux, révélant l’habitude d’un travail pénible et acharné, se courbant patiemment dans une servilité abjecte devant les derniers arrivés, les Tutsi, devenus la race dominante".
Quoique satisfaisante aux yeux de la plupart des observateurs européens, cette image de la société traditionnelle en défigure les traits au point de la rendre méconnaissable. Car elle masque des lignes de clivage importantes au sein de chaque ethnie, et exagère en même temps les discontinuités socio-culturelles qui traditionnellement les séparaient. Ces distorsions sont étroitement liées entre elles. Passer sous silence les
clivages intra-ethniques entraîne le risque de sous-estimer l’existence de liens interethniques, et de réduire à une parodie de la réalité les caractéristiques physiques et culturelles de chaque groupe.
On doit d’abord souligner l’existence de deux catégories distinctes de Tutsi, ceux de la "caste inférieure" ou Tutsi-Hima et ceux de la "caste supérieure" ou Tutsi-Banyaruguru, littéralement "ceux qui viennent du Nord". Il faut noter aussi que le terme "ruguru" a d’autres significations, voulant dire "venant d’en haut" et donc de régions de plus haute altitude ou, au figuré, possédant une condition supérieure, c’est-à-dire "proche de la Cour". Les observateurs étrangers se sont généralement appuyés sur la dérivation géographique du terme, au point de considérer tous les Banyaruguru comme étant des Tutsi du Nord, ce qui est loin d’être le cas. On trouve des Banyaruguru dans les provinces du Nord et dans les provinces du Sud, et ceci vaut également pour les Hima.
Au moment de la rédaction de ce rapport (1974), le gouverneur de la province de Ruyigi, un diacre anglican défroqué du nom de John Wilson Makokwe, est un Hima de Buhiga, localité située au Nord du pays. Affirmer que les Hima sont inévitablement des gens du Sud et les Banyaruguru des gens du Nord, comme beaucoup d’observateurs ont tendance à le faire, est certainement un abus de langage. Le moins qu’on puisse dire est que l’équation Hima-sud et Banyaruguru-nord appelle certaines nuances. Les premiers seraient arrivés dans le pays, venant des régions frontalières de l’Est, vers le 17 ème ou 18ème siècle, soit quelque deux ou trois cents ans plus tard que les Banyaruguru. Il faut admettre cependant que jusqu’à présent aucune réponse définitive n’a pu être apportée à la question de savoir lequel des deux groupes, pourrait revendiquer le titre de "premier occupant". En revanche, il est certain que les Hima étaient traditionnellement frappés d’interdits pour ce qui était de leurs relations avec les familles Tutsi-Banyaruguru les plus "cotées", et a fortiori avec la famille royale. Ils ne pouvaient garder leurs vaches ni leur fournir d’épouses. L’attitude des Banyaruguru à leur égard était généralement teintée de méfiance et de mépris. On les considérait en quelque sorte comme des parvenus, certes doués d’ingéniosité et de débrouillardise mais totalement dénués de prestige social. Est-ce pour renverser cet ordre social que les Hima, à partir des années 60, se sont hissés au pouvoir aux dépens des Banyaruguru? Quoiqu’il en soit les Hima occupent aujourd’hui une position dominante dans le système politique du Burundi. "Les Hima", écrit le Père Rodegem, "semblent doués pour le commandement et l’action directe", jugement largement confirmé par le profil des élites politiques aujourd’hui au pouvoir. Un pourcentage appréciable des élites détentrices de postes de commandement dans l’armée et l’administration sont recrutées parmi les Hima de la région de Bururi. Le Président Micombero est lui-mème un Hima de Bururi. Les Banyaruguru, par contre, quoique représentés au sein du gouvernement sont virtuellement sans pouvoir.
Ajoutons à cela les distinctions de prestige et de rang social qui jouent à l’intérieur de chaque ethnie, Hutu, Tutsi et Twa, distinctions fondées sur la hiérarchie des lignages (imiryango). Il existe une démarcation très nette entre les "très bonnes" familles, les "bonnes" familles, celles qui ne sont "ni bonnes ni mauvaises" et enfin les "mauvaises". Dans la seule souche Tutsi-Banyaruguru, on ne compte pas moins de 43 types différents de lignage, qui se décomposent chacun en une hiérarchie sociale spécifique.
De telle sorte que des affiliations fondées sur le lignage rectifient parfois la hiérarchie qui découle des divisions ethniques. Il arrive que l’appartenance à des échelons sociaux différents à l’intérieur même de l’ethnie tutsi soit plus perceptible et socialement plus importante que les différences entre Tutsi et Hutu. Cette multiplicité de "paliers sociaux" à l’intérieur de la même ethnie a été génératrice de multiples conflits entre clans, familles et lignées. Mais encore faut-il noter la fluidité de cette hiérarchie sociale: l’appartenance à un umuryango n’est pas nécessairement fixée une fois pour toutes, ni même dans certains cas l’appartenance à une ethnie. On se heurte parfois à beaucoup d’ambiguïté lorsqu’il s’agit de définir de façon précise l’appartenance d’un individu à un clan, une famille, voire une ethnie. Un cas typique est celui du "clan" appelé Basapfu.
Voici comment le Père Rodegem en explique l’origine. "Tutsi de statut hiérarchique élevé, ils descendent initialement des Hima. Mais pour certaines raisons que la tradition a omises de préciser, le Roi, un jour, décida qu’ils devaient tous être massacrés. Il confia cette tache au clan Abongera qui organisa proprement la razzia de tous les troupeaux Abasapfu, pilla leurs récoltes, mit le feu à leurs craals et massacra tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Un des survivants était un petit garçon qui avait trouvé refuge derrière un écran de roseaux (sapfu). Après le départ des auteurs du raid, il fut découvert par un passant qui décida de le conduire au Roi Ntare. Ce dernier le garda à sa Cour sous sa protection et l’appela Musapfu pour commémorer cette aventure".
Que les Basapfu soient réellement d’origine Hima est une question qui reste à débattre; ce qui est beaucoup plus significatif du point de vue de cette discussion est qu’aujourd’hui les Basapfu s’identifient et sont souvent identifiés comme n’étant ni des Hima ni des Banyaruguru. On les désigne purement et simplement par le terme Basapfu, comme s’ils formaient un groupe distinct ethniquement parlant. Ce caractère sui generis du groupe Sapfu, et aussi le fait qu’ils soient répartis un peu partout à travers le pays, nous permet de mieux comprendre pourquoi certains éléments Sapfu sont parvenus à se poser comme arbitres lors de conflits régionaux ou ethniques.
Notons à ce propos que malgré l’influence prépondérante du groupe Hima de Bururi dans l’armée et l’administration, certains Basapfu occupent à l’heure actuelle des postes importants au sein du gouvernement.
Relevons enfin un dernier point: ni les Hutu ni les Tutsi ne jouissaient de prérogatives politiques importantes dans le contexte de la société traditionnelle rundi. Lorsqu’un poste de commandement leur était confié par la Couronne, il s’agissait d’une concession et non d’un droit. Les véritables détenteurs du pouvoir étaient les princes du sang (ganwa). De par leur position sociale et politique privilégiée, ceux-ci ont fini par être vus comme formant un groupe ethnique distinct, dont le pouvoir et le prestige dépassait de beaucoup ceux des Hutu ou Tutsi. Les Ganwa constituaient le noyau de l’élite politique traditionnelle. Malgré leur position privilégiée (peut-être en raison même de leurs privilèges) ceux-ci n’ont jamais fait preuve de cohésion. L’histoire pré-coloniale du Burundi est jalonnée de luttes intestines entre princes du sang, certains entretenues
par des haines dynastiques, d’autres par des conflits de personnes, mais chacune visant en fin de compte à briser le pouvoir des uns pour mieux renforcer celui des autres. Les affrontements atteignent leur point culminant vers la moitié du 19ème siècle lors des guerres que se livrèrent les fils du roi (mwami) Mwezi Gisabo (1852-1908) et les descendants de son prédécesseur, Ntare Rugamba (1795-1852). La mise en place de l’appareil colonial aboutit rapidement à la mise en veilleuse des vieilles querelles dynastiques entre les descendants de Mwezi (les Bezi) et de Ntare (les Batare), mais sans toutefois les faire disparaître. A la veille de l’indépendance, alors que s’amorce la montée d’une élite neuve, dynamique et en quelque sorte "accréditée", on assiste parallèlement à une résurgence spectaculaire des antagonismes princiers. Ainsi, même à cette époque relativement récente, le jeu politique ne s’exprimait pas en termes de conflits ethniques mais sous la forme de luttes de factions entre représentants de différentes dynasties.
A la fois fluide et hiérarchisée, l’organisation sociale du Burundi ancien n’était cependant pas dénuée de cohésion. Au rôle unificateur de la Couronne s’ajoutaient les facteurs de cohésion du milieu social. Car en dehors de l’élite princière, aucune ethnie, aucun lignage ne pouvait se prévaloir d’un statut privilégié. Les divisions entre Hutu, Tutsi et Twa n’avaient qu’un rapport lointain ou inexistant avec le rang social, la richesse et le pouvoir. Bien que le pouvoir politique fut en principe le monopole des princes, les chefs subalternes étaient en fait recrutés autant parmi les Hutu que parmi les Tutsi. De plus, le jeu des rivalités princières obligeait parfois les "grands" à rechercher indifféremment l’appui des uns et des autres, situation qui n’est pas sans rapport avec le phénomène relevé par George Simmel: "les conflits peuvent avoir pour conséquence d’amener la collaboration de certaines personnes ou groupes qui, dans d’autres circonstances, n’auraient eu aucune raison de s’unir". Les solidarités nouées à travers les liens de clientèle contribuaient également au maintien du tissu social: à travers l’institution du "contrat de clientèle" (ubugabire), un vaste réseau de solidarités recouvrait la pyramide sociale, liant les individus les uns aux autres par la confiance et l’intérêt indépendamment de considérations ethniques. Chaînon central de cet agencement, le Mwami était le point de convergence des rapports de clientèle entretenus à divers échelons du système. C’est aussi et peut-être davantage encore à travers les rites, les cérémonies et les interdits qui l’entouraient que la monarchie affirmait sa puissance "totalisante" et unificatrice. Jusqu’à présent aucun symbole de légitimité n’a réussi à acquérir un prestige comparable à celui qui entourait le tambour royal (karyenda), symbole suprême de la monarchie.
Il faut donc admettre, que si la société rundi renfermait en elle-même les germes d’un conflit ethnique, ce type de conflit était sinon inexistant en tout cas extrêmement rare dans la société traditionnelle. Voir dans la saignée du printemps 1972 la preuve d’une "manifestation extrême du vieux problème tribal africain", c’est travestir les faits et fausser les données de l’histoire. Dans le cas qui nous intéresse, le terme "tribalisme" ne peut se rapporter qu’à un phénomène relativement récent, exprimant à la fois les transformations radicales subies par la société coutumière et le blocage des mécanismes qui jusqu’alors lui donnaient son équilibre et sa cohérence. Au Burundi comme ailleurs les phénomènes "tribaux" sont indissociables des transformations introduites sous l’égide du colonisateur.
Annexe 2.
LES EXECUTIONS D’HOMMES POLITIQUES AU BURUNDI :
UN SEVERE REQUISITOIRE DE LA COMMISSION
INTERNATIONALE DE JURISTES CONTRE
LES AUTORITES DE BUJUMBURA.
"Le fait que ces événements se soient déroulés sans aucune publicité ou presque est en soi un élément troublant", déclare la Commission internationale de juristes au sujet de la répression qui a suivi les désordres d’octobre dernier au Burundi.
La Commission, dont le siège est à Genève, est une organisation non gouvernementale bénéficiant du statut consultatif auprès de l’ONU et de l’UNESCO. Elle groupe plus de 46.000 juristes du monde entier, luttant dans le cadre de cette institution pour la défense du droit.
Dans une déclaration qu’elle a rendue publique samedi, la Commission prononce un sévère réquisitoire contre les autorités du Burundi. Elle rappelle d’abord qu’une mutinerie de militaires bahutu avait éclaté à Bujumbura dans la nuit du 18 au 19 octobre et qu’elle fut rapidement matée, comme le fut d’ailleurs aussi le soulèvement civil dans la région de Muramvya, qui causa la mort de centaines de Batutsi. Méthodes expéditives Des procès devant des Cours martiales aboutirent à la condamnation et à l’exécution de 86 personnes, dont tous les membres des bureaux des deux Chambres. Toutes ces personnalités étaient de race hutu. Inquiète de constater combien la justice au Burundi était expéditive, la Commission entama de laborieuses démarches qui aboutirent finalement au départ de Monsieur Philippe Graven, de nationalité suisse, pour le Burundi, en qualité d’observateur.
De leur côté, les autorités du Burundi présentaient également une demande: que la Commission veuille bien s’occuper de procurer des magistrats et des officiers de police judiciaire afin de compléter l’appareil de la justice du pays. Ce qui était en principe de bonne augure et qui attestait du désir de doter la justice du Burundi de l’intégrité souhaitable.
Pourtant, le voyage de Mr Graven fut une suite de désenchantements. Il arriva à Bujumbura le 14 décembre dernier, après avoir annoncé sa visite en bonne et due forme dès le 10 décembre. Il devait néanmoins apprendre, deux jours plus tard, qu’en dépit de sa présence et sans qu’il en ait été avisé, 22 personnes avaient été exécutées le jour même. Parmi ces condamnés, se trouvait le Président du Sénat, Mr Joseph Bamina.
Promesses reniées
Le 17 décembre seulement, au lendemain de ces exécutions, le Secrétaire d’Etat à la justice, Mr Arthémon Simbananiye, recevait enfin Mr Graven. Il promettait alors non seulement de fournir les photocopies des comptes rendus des audiences qui avaient conduit à la condamnation des personnes exécutées, mais encore de répondre à un questionnaire écrit qui lui serait soumis. Mr Graven insistait, dans une lettre, sur la nécessité de joindre des pièces justificatives aux réponses qui seraient données. Il indiquait par ailleurs que les réponses et les documents pouvaient être adressés à Genève, au cas où le dossier ne serait pas établi avant son départ de Bujumbura.
Mais, le 18 décembre, le même Mr Simbananiye notifiait à Mr Graven, au cours d’une nouvelle audience, qu’il ne pouvait pas tenir sa promesse de la veille: les copies des pièces essentielles ne seraient pas transmises à la Commission de Genève; Mr Graven pouvait à la rigueur les consulter, mais sans en référer à l’institution qui l’avait mandaté.
Le délégué suisse refusa évidemment cette solution qui n’en était pas une, demandant simplement que les autorités veuillent bien reconsidérer leur décision. Enfin, le 22 décembre, jour du départ de Mr Graven, le Secrétaire d’Etat à la justice l’informait par écrit qu’aucune communication ne serait faite à la Commission ni des dossiers ni des procès qui s’étaient déroulés à la suite des désordres d’octobre. Les réponses -évasives et sans justificatifs à l’appui- au questionnaire qui lui avait été remis, devaient suffire; mais, ajoutait Simbananiye, si la Commission estimait utile d’envoyer d’autres observateurs au Burundi, "toutes les facilités" leur seraient accordées, indépendamment du fait que "les procès sont publics".
Le Roi n’aurait pu exercer son droit de grâce Naïveté ou cynisme? La Commission ne se prononce pas, mais elle constate à la lumière de l’expérience acquise, que des assurances formelles devraient être données avant que des observateurs soient à nouveau dépêchés à Bujumbura. Ces assurances, au nombre de six, concernaient aussi bien la libre information de la Commission et de ses délégués, que le respect d’un minimum de légalité au Burundi. A la lecture de ces recommandations, l’on s’étonne certes d’apprendre que les décisions des tribunaux militaires étant sans droit d’appel, la seule voie de recours demeure la demande de grâce présentée au Roi, mais qu’il se trouve à Genève justement; or, l’exécution suit de si près la condamnation, que non seulement l’avis du Roi ne peut pas parvenir à Bujumbura en temps utile, mais les demandes mêmes n’arrivent pas à Genève avant l’exécution! Notons encore parmi les six points, le suivant. "Les charges pesant sur les accusés devront leur être communiquées avant l’ouverture de leur procès de telle façon qu’ils aient, ainsi que leurs avocats, le temps et les moyens nécessaires pour préparer leur défense".
La Commission déclare, d’autre part, qu’elle est particulièrement inquiète au sujet des détenus, que l’on estime entre 500 et 1.200, les conditions de leur incarcération n’étant pas connues.
Les juristes écrivent que le Burundi peut et doit s’amender. Ils rappellent que la Commission peut collaborer à la réorganisation de la justice comme les autorités le lui ont demandé. Mais, au préalable, "l’octroi des assurances formelles indiquées comme indispensables et des facilités requises ferait beaucoup pour dissiper les doutes quant à la volonté des autorités actuelles du Burundi de coopérer sincèrement avec la Commission".
Y aura-t-il une réponse de Bujumbura? Quant au Roi, il se trouve toujours à Genève où, sur le plan politique, il ne fait pas parler de lui.
Annexe 3
LETTRE DU CHANOINE A. PICARD AU PRESIDENT DU BURUNDI,
MICHEL MICOMBERO, LE 15 MAI 1972.
Monsieur le Président,
Je quitte le Burundi aujourd’hui. J’y étais venu avec joie et enthousiasme pour continuer le travail commencé par Monseigneur Lheureux et le Chanoine Lochet. J’ai beaucoup aimé les Barundi : les Bahutu, les Batutsi (et pas seulement ceux de Bururi), les Batwa (que je considère aussi comme des hommes). Mais aujourd’hui, je ne reconnais pas le Burundi. J’ai honte!
J’ai honte de vous avoir entendu dire dans votre message du 8 mai, que l’attitude sympathique des Etrangers prouvait que vous défendiez une cause juste. Non, Monsieur le Président! Vous vous êtes trompé! Les Etrangers n’approuvent pas les sauvageries des tortionnaires gouvernementaux, pas plus qu’ils ne pouvaient approuver les crimes des rebelles. Cela, nous le crierons à la face du monde de toutes nos forces, à la mesure de nos moyens. Monsieur le Président, vous devriez savoir que lorsqu’un peuple n’a pas le moyen de s’exprimer à travers les institutions d’une République qui n’a ni constitution nim parlement, il s’exprime dans la rue ou sur les collines. Cela vous deviez le savoir et vous le saviez: alors, qu’avez-vous fait, vous et vos ministres collaborateurs, pour porter remède aux causes profondes du mal qui déchire aujourd’hui le Burundi?
Il est trop facile d’expliquer la situation en accusant des monarchistes ou des impérialistes étrangers. Personne n’y croit -et surtout pas vous-, Monsieur le Président. Vous êtes en train de stériliser une race et, à travers elle, tout un peuple. Seuls, les "purs" (c’est-à-dire quelques-uns des Batutsi) ont le droit de survivre et de régner. C’est un refrain que nous avons souvent entendu en France et en Allemagne pendant les années 1939-1945.
Mercredi soir, 10 mai, j’entendais votre Commandant en chef déclarer tranquillement à la radio que le calme régnait dans le pays (à l’heure même où éclatait la bagarre entre les élèves de l’Athénée). Je suppose qu’il voulait parler du calme des morts et des cadavres dont il est responsable. Mais il faudra dire à ce commandant qu’il manque d’un minimum d’expérience humaine. On peut faire taire les vivants, mais on ne peut pas étouffer la voix des morts! Vous n’aviez même pas pu étouffer la voix de ces prisonniers de Mpimba, dont nous entendons les hurlements de douleurs, le soir dans le lointain, après le couvre-feu!
Vous direz sans doute, comme votre ancien ministre, le triste Shibura : "Mon Père, vous êtes Français: y a-t-il eu des jugements en règle pendant la Révolution de 1889?". Quel argument! Est-ce donc ce qu’il y a de plus ignoble et de plus odieux dans l’histoire des peuples qui doit servir de modèle à un pays qui a la prétention d’être indépendant ?
Monsieur le Président, on dit que vous êtes chrétien et même catholique. S’il en est ainsi, je vous en conjure pour l’honneur du Christ et de son évangile, mettez-vous humblement à l’écoute de Dieu et de votre conscience; faites cesser toutes ces représailles indignes de l’humanité, afin que commence un travail de réconciliation, s’il n’est pas déjà trop tard.
C’est le meilleur voeu que je puisse faire pour vous et pour le peuple murundi que je quitte avec déchirement.
A. Picard.
Annexe 4
LE PLAN ARTHEMON SIMBANANIYE D’EXTERMINATION DES HUTU
RAPPORT POLITIQUE MINISTERE DE L’INFORMATION CABINET DU MINISTRE
N° 093/100/CAB/68
Objet : Rapport PolitiqueA Monsieur le Président de la République du Burundi à Bujumbura
Monsieur le Président,
Conformément à la politique du nouveau régime de confronter nos vues et de conjuguer nos efforts pour réaliser les idéaux de la révolution, j’ai l’honneur d’émettre quelques commentaires sur la situation politique du pays.
Le climat politique accuse une certaine tension. Des bruits de coup d’Etat et des incendiaires circulent et tourmentent l’opinion publique. La population s’inquiète, se méfie et veille. Fort heureusement, des meetings d’information et d’apaisement organisés par le Ministère de l’Intérieur et le parti ramènent peu à peu la quiétude dans les esprits. Si l’on analyse la cause de cette petite crise qu’on vient de passer, on remarque un refroidissement des rapports entre citoyens qui peut se développer en une haine raciale.
En effet, il existe aujourd’hui des manières et des façons non cartésiennes d’aborder les problèmes chaque fois qu’ils se posent. Les suspicions sont devenues "à sens unique". Et ceci s’explique à la longue parce que les diffuseurs des faux bruits développent toujours le même thème : la récidive de 65. Alors ce thème diaboliquement répandu dans la population provoque le réflexe de défense et devient "le péril hutu" réclamant
"une lutte pour la survie". Résultat, on constate une vigilance pré-orientée qui guette et traque les mêmes cibles. Et une ethnie est sujette à des suspicions permanentes, chaque hutu devenant nécessairement raciste et subversif. Si l’on se réfère à la vie courante, on relève vite ce regrettable état de choses. En effet, aujourd’hui quand deux ou trois Hutu se rencontrent pour trinquer un verre, on conclut tout de suite à un complot de subversion. Alors l’imagination féconde des esprits malicieux tisse une épopée autour du fait; et voilà une crise qui jette la masse dans la stupeur!
Si un Hutu monte pour visiter ses parents à l’intérieur, les autorités provinciales sonnent l’alerte et le filent indiscrètement et sans façon. Après son départ, elles organisent des interrogatoires pour toutes les personnes visitées, orchestrent des rumeurs diffamatoires et montent des complots de tactique pour simuler des incidences fâcheuses de sa visite. Et souvent des arrestations arbitraires s’ensuivent. Résultat, il y a des gens qui n’osent plus aller chez eux pour ne pas exposer leurs parents à des machinations torturantes. Essayons d’éclaircir la situation en dénonçant les tactiques, les pratiques et les esprits en présence. C’est peut-être le seul moyen de sauver l’unité en péril. Car nos sermons et l’état actuel des choses démontrent la vulnérabilité des principes quand on les oppose aux passions.
La situation empoisonnée actuelle prouve l’existence d’un racisme hutu-tutsi dans nos murs. Du côté hutu, on compte des théoriciens d’une vraie démocratie à instaurer. Ceux-ci constatent que la structure administrative jusqu’en ses échelons les plusM modestes est tutsi et condamnent le népotisme conscient ou inconscient qui résulte de ce monopole. En plus de ces incriminations, ils s’insurgent contre les tyrannies et les injustices facilitées par cette forte homogénéité ethnique dans l’administration de l’Etat. Face au principe tutsi d’autodéfense, les Hutu trouvent que les Tutsi ont inventé des thèses du "péril hutu" et de la "lutte pour la survie" pour créer des occasions de les torturer et de prolonger ou perpétuer leur domination.
C’est ainsi, disent-ils, qu’on jette la terreur dans la masse, qu’on oriente des suspicions préconçues aux Hutu devenus nécessairement racistes et subversifs, qu’on les guette, qu’on leur attribue des complots invraisemblables et qu’on les mine moralement et physiquement par des malices diaboliques.
On parle même d’un "apartheid" tutsi qui se prépare! Voilà l’histoire: une organisation raciste tutsi possède un programme d’action dont Simbananiye Arthémon serait l’auteur. Le programme vise l’instauration d’un certain "apartheid" au Burundi. Sa réalisation s’opérerait en trois étapes.
1. Semer la haine entre les ethnies en noircissant fortement quelques hauts intellectuels Hutu;2. Vous faire disparaître physiquement pour plonger le pays dans la confusion et la colère;
3. Tablant sur les faux bruits déjà en circulation, crier haro sur les Hutu pour récidive de 65.
Alors il ne restera plus qu’à lancer une répression sanglante sur des cibles choisies d’avance et à se montrer très actif dans l’épuration criminelle pour réclamer le pouvoir comme rançon de son zèle. Après ce coup de balais, l’apartheid règnera au Burundi et le "péril hutu" sera anéanti à jamais. La position hutu se définit essentiellement par cette peur, ces incriminations et ces revendications. Le Hutu regrette en outre son absence dans les organes de vigilance (la sûreté et la justice) et son accession difficile aux postes de confiance. Mais, à mon avis, tous les Hutu, sauf certains qui sont à l’étranger et qui doivent justifier l’argent reçu des forces du mal, ne réclament que de vivre en paix et de bénéficier de la justice. Quant aux droits à recouvrer, je crois que tous confient cette mission au jeu de l’histoire dans une compétition loyale. Le mythe d’incendiaires et des subversifs qu’on leur attribue s’explique uniquement par l’adage : "Qui veut noyer son chien l’accuse de rage".
Aussi lorsqu’il y a une petite crise à caractère racial, il faudrait beaucoup d’impartialité, beaucoup d’exigences pour apprécier la valeur des renseignements et arriver à des conclusions justes de l’enquête. Et on devrait bannir la manie de coffrer les gens avant que leur culpabilité ne soit établie; car l’innocent qui y passe croit tout de suite à la complicité des organes de vigilance dans l’injustice endurée. Ceci est vrai puisque souvent des esprits chagrins mus par des rancunes ou des inimitiés personnelles fomentent une crise et s’arrangent avec des faux témoins pour faire coincer leurs ennemis personnels. Autre chose qui contribuerait à assainir les méthodes de répression, serait de sévir contre les faux témoignages et les faux renseignements. Car aujourd’hui, pour en avoir plus ou moins souffert tous, nous savons qu’il y a des gens qui s’évertuent à diffamer et à noircir des honnêtes hommes. Il est étonnant de constater qu’aucune répression ne se fait de ce côté et qu’on se plait plutôt à se laisser prendre dans leur piège, alors que ces gens-là sont responsables des crimes que nous vivons trop souvent.
Aussi longtemps que toutes ces précautions et ces mesures ne seront pas prises, un fossé est en train de se creuser et une haine s’installe dans nos populations. L’unité que nous chérissons tous est donc au prix de la justice.
Du côté tutsi, beaucoup ont cru à la force du "péril hutu" et s’organisent en défensive ou en offensive. L’exemple rwandais les hante et le coup de 65 les raffermit dans leur position. Il en résulte des méfiances et des suspicions envers tout geste hutu. Et il se crée tout le climat dont les Hutu se plaignent.
En conclusion, comme l’a constaté le conseil du Cabinet du 12 avril 68 dernier, nous nous trouvons en face d’un faux problème mais qui risque de devenir un vrai. Car ceux qui dénoncent le "péril hutu" cherchent par ce truchement de haine à servir leurs ambitions personnelles ou à se maintenir à des places acquises indûment, comme ceux qui parlent des droits à recouvrer veulent se hisser à tout prix à des postes convoités (ou sont à la solde des étrangers). Ce que veut le peuple, c’est le pain, la paix et la justice, le reste faisant l’objet d’une concurrence loyale. Cependant si le problème n’est pas traité adéquatement et impartialement pour que la sauvegarde de l’unité soit une conviction appliquée, il deviendra un vrai problème qui compromettra notre Révolution.
Il nous faut donc maintenant prêcher par la parole et par l’exemple pour sauvegarder et raffermir l’unité monolithique de tout le peuple murundi sur les plans politique et idéologique. C’est alors, et alors seulement que se créera l’ambiance propice au rayonnement de la Révolution et où l’enthousiasme politique et l’ardeur au travail de tout le peuple s’élèveront d’une façon extraordinaire dans tous les domaines de lan reconstruction nationale.
Le Ministre de l’Information
NDAYAHOZE Martin
NDAYAHOZE Martin
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